Transdialectique

Praxis critique ontologique XI

Praxis critique ontologique XI

Onzième thèse.

Le monde n’est plus ni à interpréter ni à transformer, il est, dans un seul et même mouvement de révolution, à réinterpréter et à retransformer. Pour souligner l’identité de la réinterprétation et de la retransformation, il importe de rapprocher cette jonction des pratiques en une praxis du soulèvement, tout en écartant l’évidence sémantique de la passivité interprétative et de l’activité transformatrice. Comme souvent l’appréhension par le sens commun est une tromperie, à tout le moins un masque, qui dissimule l’activité interprétative qui se saisit du réel pour le modeler en un espace d’existence pour la raison, tout comme elle dissimule la passivité transformatrice qui change la forme apparente d’un état du réel selon une chaîne déterminée de causalité mais sans opérer une modification substantielle.

En renvoyant précisément l’interprétation à l’interprétation en soi, se révèle une intermédiation de l’immédiateté environnementale à laquelle manque un pouvoir de sonde du dissimulé, tandis que le renvoi de la transformation à la transformation en soi montre une fluctuation des surfaces qui n’arrive pas à déployer une raison en ses profondeurs afin de prédisposer un changement substantiel, et ce contre tout contentement superficiel. Interprétation et transformation se suivent et se poursuivent dans une corrélation qui est censée faire l’événement. L’interprétation se présente comme une glose d’une transformation précédente et menant à la transformation transformatrice du cadre depuis lequel sa capacité interprétative s’emploie. La causalité façonne son illusion à partir d’une boucle en quête de son allant.

C’est toutefois l’entremise de l’interprétation et l’inintelligence de la transformation qu’il s’avère nécessaire de relever, par l’entrechoc de l’interprétation interprétative et de la transformation transformatrice. Dans ce but, le fait de délaisser interprétation et transformation séquencées pour se saisir des notions de réinterprétation et de retransformation offre à la raison de se placer en dehors des évidences de la causalité. La raison peut par l’apposition du préfixe re- créer la permanence d’un mouvement du devenir, où les séquences d’interprétation et de transformation n’existent plus en leur unicité causale, mais existent, tel un état quantique, en une superposition, où l’interprétation est à la fois transformation, retransformation et réinterprétation découlant de celle-ci. La causalité s’efface et l’événement apparaît comme une fatalité de l’accident dans le roulement infini du devenir. Le moment réinterprétation-retransformation est en même temps ce qui le devance et ce qui le précède. Son être provoque une identité mouvante et cyclique de l’interprétation et de la transformation. Son mouvement est un retour continuel sur soi, mais pris dans l’extension de l’espace qui compose son soi. La question revient en son endroit initial, qui est à la fois l’achèvement de son cycle, l’avènement de son cycle prochain, l’événement du cycle lui-même. Ce qui devance devient ce qui précède et réciproquement. La réinterprétation et la retransformation signalent leur identité dans l’émiettement des simplicités causales de l’appréhension du réel pour faire voir une superposition des états du réel où à la fois tout était, est et sera. L’effet y est cause, et inversement, en un même événement de leur transsubstantiation. La synthèse additive des caractéristiques propres de la réinterpétation-retransformation explique la mécanique vitale du devenir, se comprenant par la croissance de sa spatialité et non par l’avancement de sa temporalité. La réinterprétation-retransformation s’opère en ce même événement de la praxis que nous nommons révolution.

La révolution par ce mouvement de retour continuel sur soi provoque une transsubstantiation du soi. Le retour du même n’est pas un retour au même, il marque sa progression dans l’être par l’inscription de cette révolution dans une extension continuelle de l’être. La spirale est une torsion, son tournoiement une tension vers un toujours plus de son être. En cette image, ce mouvement de révolution s’entend comme une récursivité de la dialectique — la négation de la négation au résultat de la négation de la négation. L’étape synthétique de la dialectique ne se contente pas d’être, mais établit son toujours plus dans un retour révolutionnaire de son mouvement de dépassement, et ce mouvement de dépassement se saisit de sa propre évolution pour faire révolution. Le terme allemand Aufhebung totalise cette étape de dépassement par une conjonction de la négativité et de la positivité de son signifié, à la fois suppression et conservation, en exprimant ce qui se maintient dans ce qui s’abolit. La traduction de cette notion s’avère difficile, plusieurs tentatives ont essayé de transcrire cette négativité positive tantôt par dépassement, tantôt par sursomption, mais celle qui semble aller dans la direction la plus juste est la traduction d’Aufhebung par le mot relève. Le terme de relève continue malgré tout de contenir un manque par rapport à Aufhebung. Sa signification de changement n’a pas la force négative d’abrogation et celle positive de maintien, voire de dépassement. Il faudrait coupler au terme de relève le sens de relèvement, tout en accentuant cette opposition de leur négativité et de leur positivité, ce qui peut s’entendre en revenant simplement aux multiples sens du verbe relever. Malgré une traduction exacte quasi impossible, rapprocher le signifié du verbe aufheben de celui du verbe relever exprime la tension synthétique de l’Aufhebung dialectique, en contenant des sens contradictoires qui fabriquent ensemble une synthèse. Un tel verbe pourrait même décrire par une variation autour de sa racine l’ensemble du processus dialectique : lever pour marquer les mouvements de la dialectique — la thèse, la levée, l’antithèse, l’enlèvement, la synthèse, la relève. Et la négation de la négation se multipliant par elle-même, la synthèse au carré, sa poursuite cycle d’elle-même : la perpétuité du soulèvement. Qu’est-ce que la révolution si ce n’est le perpétuel soulèvement du même l’entraînant vers sa variation, le carré de son Aufhebung, brisant son identité et réordonnant le désordre de ses brisures ?

L’herméneutique est dépassée, elle est relevée, et se trouve au stade actif de discernement de la critique. Le soulèvement quête le mouvement du toujours plus dans et par le tourbillon qui l’entraîne vers l’inconnu de son devenir, et sa praxis a la capacité politique de cimenter ce qui est au-delà de ce qui paraît, dans une volonté établissant une accélération de ce devenir. La praxis du soulèvement fait de la praxis une critique ontologique agissante. Une praxis du soulèvement articule la jonction révolutionnaire entre création et théorie par une herméneutique actionnelle de la vie, mise en œuvre par le vivant lui-même, qui tente de révéler à la raison la potentialité actionnelle de ce qui se dissimule derrière les évidences de l’espace du devenir où se développe la vie. Nous qualifions cette herméneutique actionnelle de critique ontologique, dans le sens qu’elle exerce des capacités de discernement en deçà de ce qui paraît, à la recherche des dynamiques de ce qui est. Une considération plus sémantique de cette praxis révolutionnaire réinterprète-retransforme le sens que l’on pourrait donner à l’union de l’interprétation transformatrice pour transsubstantier l’interprétation à partir d’une réinterprétation de la transformation telle qu’elle a eu lieu jusqu’à présent — la transsubstantiation en découlant alimente la critique issue de la réinterprétation-retransformation. Il est important de souligner ici la puissance de transsubstantiation de la réinterprétation-retransformation qui aura pour conséquence indirecte l’apparition de nouvelles formes de sa substance, du fait de ce lien inextricable entre forme et substance du réel. La critique se place entre la passivité de l’interprétation et l’activité de la transformation, comprises en leur acception classique, pour les fusionner en une praxis substantiellement révolutionnaire. Ne se succèdent plus des perspectives théoriques à des perspectives politiques dans une décomposition distinctive de l’Histoire, mais s’opère une jonction de l’action, de la théorie et de la création dans le mouvement d’un soulèvement se soulevant lui-même, dans le cycle exponentiel d’une extension de l’être. La praxis est en cela fondamentalement critique et ontologique, puisqu’elle déploie un champ actionnel créateur d’une continuité spatiale de l’être à partir de la compréhension réflexive qui va de l’être à l’être.

Le temps est une dimension subjective figée de l’espace en tant que connaissance de celui-ci, et l’espace est l’être en extension, où la dynamique de la physique est la physique, c’est-à-dire que la matière est une dynamique de ce qui est en tant que ce qui devient. Il importe donc de n’avoir de cesse de révolutionner le temps pour que l’extension de l’être devienne l’exponentielle des contingences de son événement. Cette extension doit se rapprocher de la physique au plus près de son allant, dans la suite continuelle de ce qui croît. Pour cela, le retour à l’être passe par une praxis critique ontologique qui purge la modernité, mue par son capitalisme libéral, de son ontologie d’avoir pour que l’être se dépouille de ses oripeaux masquant toute possibilité d’une traversée de la réalité immédiate, afin de rejoindre les croissances et excroissances d’un réel ne finissant pas de devenir. La praxis critique ontologique désœuvre la raison marchande, elle la défait de cette mystification qui consiste en un matérialisme de l’échange ne sachant se situer que dans les apparences et dans l’accaparement de ces apparences. Débarrassé des pesanteurs d’une idéologie qui compartimente le social aux seules fins de servir les propensions d’avoir d’une classe possédante, le social peut s’unir non en ce qu’il a d’identique, mais en ce qu’il est matériellement identique, dans une continuelle et commune transsubstantiation du vivant qui étend ses possibles à la poursuite d’une physique qui ne cesse d’accroître la contingence du domaine où ces possibles propres au vivant peuvent advenir — il faut pour cela rechercher le soulèvement des possibles. Libéré des emprises de l’avoir, le vivant libère la vie et entame l’infinie traversée de ce qui ne finit pas de devenir. La traversée n’a pas de fin puisqu’elle est sa propre fin. Tout est parce que tout devient, et tout devient parce que tout se transsubstantie. La seule destination d’être s’entraperçoit dans la destination qui sans discontinuer disparaît. L’extension est l’infini de l’extension suivante, et son devenir d’infini se meut et se mue en la transsubstantiation de toute chose. La praxis critique ontologique dispose cette raison pratique dans le social, qui lui offre les clefs de son émancipation par le déploiement d’une praxis du soulèvement, par l’événement de sa révolution ontologique : l’accession à la communion et la communion avec ce qui est commun. Le social peut se transsubstantier et rejoindre l’ontologie du devenir par la dynamique de soulèvement qu’offre la praxis critique ontologique. L’ontologie est une promesse de révolution sociale faite à la politique. Tout est possible pour le social libéré de l’avoir qui fomente son retour à l’être, puisque tout est possible en tout ce qui devient. Le renversement de notre temps passe par le soulèvement de notre espace. Le social émancipé de ses fixités se rassemble autour de ce qui est commun dans l’être. La révolution d’être s’offre à ce qui se transsubstantie en attendant déjà l’inconnu de sa transsubstantiation suivante.