Transdialectique

Praxis critique ontologique VIII

Praxis critique ontologique VIII

Huitième thèse.

Le mystère s’oppose au mystère, comme la raison s’oppose à l’irraison. Doivent être distinguées les nuances qui ornent le réel se refermant sur lui-même, s’éloignant de notre œil animal si peu enclin à observer sous les apparences. Doivent être distinguées ces nuances non par les caractéristiques de leur substance cachée, mais par la manière dont elles sont appréhendées socialement. Le mystère s’oppose ainsi au mystère, lorsque ses pratiques irrationnelles refusent à la raison sa résolution et le figent en son opacité. Ces pratiques irrationnelles constituent le plus souvent, par leur agglomérat, un culte social plus ou moins organisé — le mystère demeurant toujours une pratique sociale, malgré certaines de ses appréhensions qui prétendent à la transcendance singulière, comme l’ascétisme ou l’érémitisme, pratiques continuant cependant un héritage culturel dans la confrontation d’une pratique sociale du corps et d’un questionnement ontologique. Le mystère forme un danger lorsqu’il est un contentement de lui-même, lorsqu’il refuse intrinsèquement toute idée de son dépassement et de la perpétuation du dépassement. Le mysticisme, qui qualifie cette stagnation transie au sein de l’opacité du réel, doit être combattu, puisqu’il est un établissement du mystère pour le mystère. Cette disposition pratique du réel rejette la transsubstantiation du réel. Elle se suffit d’une promesse à la transcendance, maintenue néanmoins à bonne distance de la raison pratique. La transcendance est l’outil mystique du contempteur du réel. Ce mysticisme, qui prend le plus souvent les apparences d’un spiritualisme dualiste, mais peut se décliner dans un matérialisme se satisfaisant de l’espace auquel le borne l’immédiateté du réel, se présente comme une irrationalité de l’immobilité, en cela qu’elle présuppose un dépassement essentiel, sans mettre en œuvre une dialectique cherchant l’extension du domaine de sa contingence.

En cette opposition entre mystère et mystère, c’est à la raison qu’il incombe de constituer la distinction, en disposant la différence entre un mystère comme finalité et un mystère comme moyen. Pour cela, il est utile d’établir cette opposition dans l’étymologie même du terme mystère. L’opposition se place dans la langue telle une faille qui laisse entrevoir un champ de la praxis. L’étymon cristallise cette confrontation : muéô dérive de múô, l’initiation découle de la fermeture. Le grec ancien entend l’apprentissage à partir de ce qui se ferme, du sens qui se refuse. La raison et sa dynamique de croissance se retrouvent entièrement en cette dialectique de la langue, qui fait du mystère une raison se dépassant elle-même au travers d’une initiation à ce qui est fermé. L’initiation à la fermeture ne peut pas être une satisfaction de la cloison, comme un serrurier ne se contenterait pas d’une porte close pour pratiquer son art. À partir de l’instant où l’on considère qu’une chose n’est pas, mais se ferme à nous, il faut entendre la possibilité d’une ouverture de cette fermeture. De la sorte, la fermeture ne représente pas le réel au travers de l’idée de frontière, mais de celle de traversée. Ce qui est fermé peut s’ouvrir, et c’est à cette pratique que le mystère doit conduire la raison. L’initiation contient à son tour dans la généalogie de son vocable, le verbe latin ineo, le fait d’aller dans : l’initiation pour aller dans le mystère, au cœur de ce qui est fermé, et ainsi, par cette présence en la fermeture, la transformer en ouverture — l’initiation va dans le mystère, et le traverse.

L’ennemi du mystère apparaît donc comme le mystère, ou plutôt la manière dont il est appréhendé socialement à travers l’initiation. Sa considération est le point clef de cette dialectique du mystère, et la voie vers son dépassement. Ainsi se confrontent une vision verticale et finaliste de l’initiation à une vision horizontale et mécaniste de celle-ci. Le mysticisme fait du mystère sa propre fin où résiderait le secret d’une possible transcendance. De cette vision découle une verticalité de l’accession au mystère comme fin. Il faut s’y hisser par des pratiques du corps, convenues socialement, afin de sentir ce qui se cache dans le réel. Ces pratiques sont socialement hiérarchisées, le plus souvent au sein d’un culte mystique, mais également par une considération comparative de l’individu au sein du groupe, comparaison établissant une distinction hiérarchique entre l’initié et le non-initié. Cette accession serait la finalité paisible de l’esprit individuel qui atteindrait un état transcendant de communion — mais à chacun de mettre les efforts nécessaires pour y goûter. La verticalité de l’initiation dresse une opacité du monde comme frontière séparant les êtres, et le mystère s’y échafaude comme une finalité de la discrimination, une discrimination par la sensation paisible de la transcendance, mais une discrimination qui se sert de l’esprit comme d’un leurre, pour établir la paix dans la sensation — et de ce fait dans le corps —, et établir en conséquence une nouvelle discrimination par le corps. Le mysticisme est une aristocratie, où certains, les meilleurs, savent sentir au-delà du réel, par leur seul mérite. L’outil que représente la transcendance aide à cette discrimination. Le mysticisme fonde un égoïsme, qui s’occupe du contentement d’une caste d’individus, par la sensation subjective d’une soi-disant transcendance du réel. Mais le réel ne peut pas être transcendé sans être nié, il ne peut être que transsubstantié, il ne peut être qu’une extension de lui-même : un espace devenant du devenir.

En cela, le mysticisme peut être déconstruit par une raison établissant la fermeture comme un lieu de passage, comme une extension de l’espace ontologique d’un sujet pluriel — sujet lui-même en tant qu’espace d’agglomération accessible librement à chaque vie. L’initiation doit chercher sa propre distribution rationnelle, accessible à tous et par toute chose. Le mystère se saisit de la sorte comme une praxis rationnelle et non hiérarchisée de l’extension des possibles s’offrant au sujet pluriel, à la socialité qui le compose. Ce n’est pas l’anachorète qui est le modèle, mais l’essaim parcourant le désert, dévorant l’espace qui se présente à lui.

L’objectivité de la sensation de la transsubstantiation — et non de la transcendance — doit être creusée et distribuée horizontalement pour que s’envisage une telle extension. Par cette praxis du mystère, la raison cherche justement à s’accroître et à accroître ainsi les possibilités d’une extension de la spatialité ontologique où évolue le sujet — et où il se confond à la fois. L’initiation au mystère, à la fermeture, doit être un partage, un mouvement social qui tente de sentir l’opacité. Ce qui compte n’est pas de traverser pour atteindre un achèvement de la traversée, mais de traverser pour perpétuer la traversée. Le mystère est une fermeture pour tous, son initiation doit être un mouvement de tous vers cette fermeture, une initiation en tant que partage commun de la traversée.

Cette initiation prend, dans une perspective contemporaine, la forme de la science. C’est à la science et à son exactitude de cultiver les questionnements autour du sacré par une confrontation précise et rationnelle au mystère qui retient. La science ne doit toutefois pas être saisie, à son tour, au travers d’une approche finaliste, mais comme un moyen, celui d’une époque — la science ne produit pas un savoir absolu, mais possède les précarités de l’entendement qui le façonne. La science s’entend tel l’effritement de cette rétention, elle préfigure l’idée qui se situe après la certitude de l’idée. Elle permet de traverser ontologiquement le réel en l’étendant par sa seule traversée. Un exemple de cette conception de l’initiation au mystère par l’intermédiaire de la science pourrait être l’obscurité stimulante qui flotte autour des notions cosmologiques d’énergie noire et de matière noire, obscurité que la science tente de dissiper, et, par cette dissipation, de la transformer en une amplification de la force signifiante de son événement : la science ne retient pas le sujet, elle le propulse en l’inconnu. Le mystère réside dans la physique, comme la fermeture dans ce qui devient. L’intellect humain balbutie un agencement technique de la raison, qui reste un apprentissage de la transsubstantiation — de la substance humaine qui cherche un toujours plus de ses possibles. L’extension de sa contingence par le savoir scientifique dote l’humain d’une sensation particulière : celle de se traverser lui-même, celle de sentir la substance qui vient, au-delà des finitudes corporelles de la singularité individuelle, celle de participer au changement de substance du social.

L’initiation au mystère qui ne détourne pas d’une théorie rationnelle de l’extension ontologique du sujet pluriel dessine une voie émancipatrice à laquelle chacun doit pouvoir contribuer librement. Toute restriction de cette voie reviendrait à retenir l’humain en une stagnation de son miroitement — rétention dans une immobilité niant la puissance de son mouvement de dépassement. Cette rationalité du mystère, au travers d’une science sondant le réel, ne doit néanmoins pas être réduite à un simple mécanisme causal, qui tenterait d’établir strictement une catégorie de causes et une catégorie d’effets. Le mécanisme ici invoqué est celui d’une critique de la causalité comprise dans une stricte séparation temporelle de la cause et de l’effet — ce mécanisme pourrait être qualifié de quantique, voire, de manière contre-intuitive, d’anticausal. La cause et l’effet n’existent pas, puisque tout est à la fois cause et effet, simultanément. La mécanique du devenir est un continuum de la dialectique entre l’être et l’être lui-même. En évitant de constituer sa propre fin, la praxis du mystère cherche cette dialectique qui ne se contente pas de la facilité de la causalité, mais cherche au contraire un dépassement de cette croyance dualiste entre cause et effet, par l’établissement d’une permanence de la révolution de la cause et de l’effet, révolution qui se comprend comme une permanence de la confrontation transformatrice du réel à lui-même. Le réel lutte contre le réel et ne cesse de s’engendrer. La praxis du mystère vise le dévoilement de cet engendrement et de la contingence qui en découle. Le champ des possibles s’étend par un mystère qui se pratique rationnellement en vue de sa résolution et de la révélation du mystère le prolongeant — et dès lors la rationalité du mystère apparaît par la rationalité de la praxis. La volonté à la transsubstantiation, qui l’anime, se fait mouvement rationnel d’aller dans ce qui se ferme et d’y révéler l’espace devenant qui s’offre à l’être.