Praxis critique ontologique VII
Septième thèse.
La chose religieuse est une production sociale qui sert à imposer une tyrannie sur le corps. La religion doit être rapportée à cette idée matérielle de chose afin d’extraire de sa force sémantique l’éther asphyxiant de l’immanence, et afin d’y percevoir une mécanique matérielle issue des structures géographiques, biologiques et historiques qui conditionnent une société — mécanique n’ayant pour but que de marquer une influence directrice sur ces structures génératrices. Cette mécanique souhaite un contrôle matériel du corps sur le corps, puisqu’il s’agit du support organique de la vie. La chose religieuse vise la vie afin de mieux la détruire, de l’empêcher d’atteindre cet état fluide de transsubstantiation. La négation est en soi le fondement de la chose religieuse. Elle affirme son savoir comme une cloison qui s’abat sur le corps, par la négation de tout ce qui est envisageable au-delà de sa doctrine. Les arguties religieuses ne servent qu’un nihilisme politique de la restriction du réel, et la chose religieuse n’a que faire du sacré, elle tente d’éloigner le plus possible de son centre politique les champs d’exploration qu’il ouvre.
La mort comme terme du corps cristallise la question qui agite le sacré. Il calque sur le passage du mouvement vital au travers de la matière un autre mouvement, celui de la question qui sonde le sens du devenir transformateur de la matière. La chose religieuse, par une injonction de la peur politique de ce mouvement foisonnant et bariolé, fige l’idée de passage en celle de fin, qui deviendrait l’écho de la somme des actes permettant à la vie de se confronter au réel. Cette immuabilité de la fin se transformerait en une éternité de la fin, et par là une éternité du jugement de la fin, empêchant toute contingence de la transformation matérielle. La chose place en cette somme d’instants qui compose la vie le contrôle et l’accusation. La somme des actes serait ainsi une somme de leur considération politique, qui rencontrerait l’éternité de sa dite valeur lors de la mort. Pour la chose religieuse, pour cet instrument politique de classe, le corps n’a de sens que comme support de la souffrance du corps, afin d’y promettre soit sa disparition béate — promesse oubliant pourtant la possibilité d’une autre promesse, celle de la jouissance du corps en cette même éternité de la fin —, soit son éternité coupable. La fin, à l’inverse du passage, cherche à stigmatiser la vie comme un lieu de fautes, fautes dont l’agencement compose une morale en tant que cloison politique imposée par la classe productrice de la chose religieuse. Le bâton du berger est le berger, comme la damnation est la chose religieuse : un outil de direction du consentement créateur de la fonction sociale.
La chose religieuse nie le principe de la physique qui fait du réel une suite de combinaison et de séparation, une perpétuelle transformation de sa substance. À cette fin de négation, elle fige le réel en des essences masquées par une matière obstructrice, où chaque acte ne transforme pas ce à quoi il se confronte, mais capitalise sa valeur de confrontation en vue d’un jugement dernier. La transformation causale est ignorée pour permettre une fixation idéologique sur la valeur de la cause. S’obstrue l’idée d’un mouvement du devenir, des fluctuations de l’être, et peut s’architecturer une morale emprisonnant l’acte en ce qu’elle juge bien, c’est-à-dire favorable aux intérêts de classe l’animant. Toute idéologie religieuse rejette tout tout se transforme pour mieux affirmer tout tout se fige. La morale est un phénomène politique qui nécessite une certaine organisation structurelle afin de mieux enserrer la société qu’elle tente de contrôler, et cette nécessité ne peut supporter une fluidité transformatrice de la valeur — puisque la physique se meut, selon la valeur que la valeur est une continuelle transformation de la valeur.
Ce joug de la chose religieuse requiert une ontologie dualiste — dans le sens d’une distinction entre une essence de la matière et sa possible transcendance, et non pas seulement dans la seule vision occidentale d’une séparation du corps et de l’esprit —, étant la seule structure permettant d’enclore la vie dans une menace de ce qui se situerait au-delà d’elle, tandis que les formes d’un monisme matérialiste laissent entendre une circulation libre de la vie dans la matière, en rejetant l’idée d’une situation après la vie, parallèle à la vie, juxtaposée à la vie, puisque sa situation demeure un continuum qui traverse le réel et rejette toute immanence. Nous pouvons reconnaître, au travers de l’histoire des religions, la cible politique que fut le matérialisme, et au-delà de cette menace d’une matière cherchant son autonomie, la quasi-omniprésence du dualisme dans les religions dominantes s’emparant du pouvoir politique ou le parasitant — leur versant moniste, même non matérialiste, étant cantonné à des formes mystiques secondaires écartées à dessein du pouvoir politique que doit servir le phénomène religieux. La chose religieuse se présente de cette façon comme forme politique de contrainte, hiérarchisant le social pour renforcer des structures de domination, et ce grâce aux menaces qui découlent d’une opposition entre l’essence de la matière et la promesse de sa libération.
La valeur de la vie, par la force intrinsèque de transsubstantiation qui la meut, nie néanmoins cette cristallisation des fins. Retourner à la valeur de la vie conduit à abattre la morale et à destituer son pouvoir politique. C’est cette valeur à laquelle se confronte les questionnements du sacré, et c’est cette confrontation destituante que la chose religieuse cherche par tout moyen de marginaliser, de contraindre, voire de détruire, afin de préserver sa puissance de domination vierge d’atteintes annihilatrices.
La chose religieuse ne dépend pas forcément d’une vision globale de la société, mais du groupe dans lequel elle se crée. Il serait de la sorte possible de découvrir au sein d’une minorité soumise à une classe dirigeante une chose religieuse contenant cette même force de contrôle au sein de cette minorité. Quelle que soit la chose religieuse ou la classe où elle se propage, la mécanique demeure celle de la fixation du sacré, dans une perspective politique de contrôle du corps et du possible renversement des hiérarchies sociales — renversement des hiérarchies sociales qui demeure conservation des hiérarchies sociales. Il n’en demeure pas moins que la chose religieuse est, dans la plupart des cas, le fait de la classe dirigeante, et la chose religieuse des minorités se trouve combattue tout en demeurant animée par le souhait d’une inversion du rapport de force. Par l’opposition combative, et parfois belliqueuse, des choses religieuses entre elles, nous observons une volonté politique d’imposer une certaine vision non de la vie, mais du contrôle sur la vie.
La chose religieuse demeure dirigée, dans un schéma tripartite des fonctions sociales, par une tension à la continuité de la domination politique sur la fonction productrice, ou au renversement de la domination par une domination nouvelle sur celle-ci, dans le cas où la chose religieuse émanerait d’une minorité. Sa dimension morale n’a pas d’autre but que celui politique de l’asservissement. En somme, la chose religieuse et la chose guerrière ne font qu’une dans leur velléité de domination de la fonction sociale de production. La chose religieuse n’existe que par sa dimension guerrière — et la chose guerrière que par sa dimension religieuse —, et elle n’a plus de sens si elle ne souhaite plus imprimer sur la société où elle évolue une quelconque domination. Elle se trouve alors purgée de sa dimension politique et retourne aux questionnements agitant le sacré.
Toutefois, ce dernier est aussi, comme n’importe quel élément qui ponctue la vie au sein d’une société, une production sociale, mais dont la substance demeure mobile et au plus près du lien qui unit le vivant à la physique. Le sacré ne peut donc pas souffrir la fixation religieuse dans un produit social stable sans distendre ce lien et hybrider le rapport primordial à l’interrogation de ce qui environne le vivant. La chose religieuse, quant à elle, ne peut asseoir sa domination sans se servir des questionnements issus de la quête du sacré pour apporter des réponses englobant toute la vie et lui commandant une conception finie de celle-ci. Nous constatons donc la tension inverse du sacré et du religieux, et l’impossibilité axiomatique de leur coexistence, l’existence de l’un menaçant celle de l’autre. La différence se situe dans l’outil de domination que représente la chose religieuse, tandis que les questions motrices du sacré se retrouvent dans l’insoumission nécessaire à leur pleine mobilité. La chose religieuse, fonction des variations des structures sociales, reste mue par la nécessité de régir ce rapport au travers d’un assujettissement, puisqu’elle doit s’opposer à toute possible autonomie du sujet.
La chose religieuse n’a de sens que par la domination sur le corps qu’elle prescrit. Au-delà du contrôle de l’esprit qu’elle suggère, et contre les évidences de sa doctrine, elle sous-entend une inexistence de l’esprit, ou plutôt d’un esprit purement immatériel, délié du corps, pour instiller une volonté de lier l’esprit, en lui apposant tout autour de lui un champ matériel de fautes. Cette injonction à la culpabilité vient limiter ce qui compose l’esprit par mélange inextricable : le corps. Il importe donc peu d’un point de vue idéologique que l’esprit existe au-delà du corps, ce qui importe reste la seule promesse d’une libération de l’esprit du corps. Cette promesse faite à l’esprit par la chose religieuse est celle de son immatérialité paisible, mais cette promesse ne trouve de raison que dans l’illusion d’immatérialité que sème la matérialité d’une politique restrictive. La chose religieuse ne croit pas en une quelconque immatérialité, ou elle se leurre de cette croyance pour se contrôler elle-même. La chose religieuse est entièrement tournée vers l’établissement d’une tyrannie sur le corps.
C’est en contraignant le corps que la société est mise au pas. Une typologie biologique est imposée idéologiquement comme une déformation biologique à l’effet de cloisonner la contingence vitale à des formes considérées comme innées. Cette déformation trouve une visibilité dans l’histoire humaine, au travers du pouvoir politique qu’une caste d’hommes, caractérisés par certains critères culturels et biologiques, comme la clarté de leur peau, a tenté d’imposer sur le reste de la société. A été, durant de nombreux siècles, présupposée une domination biologique par l’invention des races humaines et de leur hiérarchie. La distinction par le biologique n’est autre qu’une mise à distance politique par une essentialisation du biologique. La corporéité de la vie humaine doit être bornée à une compréhension fixe servant l’hégémonie d’une classe sociale. Le sort du féminin au cours de l’histoire illustre ce cloisonnement par le biologique en restreignant le corps à certaines de ses fonctions et en lui empêchant une diversité du devenir. La structure mâle qui continue de mouvoir l’économie libérale contemporaine illustre le compartimentage idéologique de la société par un réductionnisme de la corporéité. Une femme est une femme. Une femme est une réduction à une pétrification de son être. Une femme est une réclusion en sa fonction corporelle. En reprenant un schéma tripartite des fonctions sociales, s’envisage, dans cette soumission de la femme à sa fonction re-productrice, une nouvelle illustration du pouvoir que veut asseoir les fonctions guerrière et religieuse sur celle de production.
La femme n’est pas femme, elle devient femme selon les critères que lui impose le pouvoir mâle dominant. En cela, la domination mâle sur la femme est une économie — un ensemble de normes domestiques qui cherche à capitaliser l’avenir par le corps de l’autre. Le devenir de la femme n’a pour consistance que la direction culturelle dans laquelle souhaite la limiter la classe mâle dominante. Cependant, ce devenir est la faille du système, il représente une façon de se délier du culturel et de se relier au mouvement ontologique de la physique. En utilisant une forme du devenir que figure la mort religieuse pour figer l’être, une faille ontologique s’est introduite dans l’ordre établi. La construction du genre ne doit toutefois pas devenir une nouvelle fixité. La fluidité doit être rapportée à la vie même, au-delà de la simple forme humaine, vers toute la potentialité des croissances du vivant. C’est en ce devenir-femme, en une transsubstantiation du vivant qui n’accepte pas la fixité de l’être, mais s’avance comme une fluidité conduisant son identité à la suite de l’ubiquité des mouvements de la physique, que se situe un potentiel révolutionnaire de destitution de la répartition tripartite du pouvoir politique et du rétablissement d’une contingence libérée dont disposent le corps et la matière. Cette possibilité est une menace pour la classe dominante, et la chose religieuse, servant des intérêts de classe, tente d’empêcher cette fluidité en cristallisant le vivant en son idéologie. La transcendance est abstraite de la matière. Aucune transsubstantiation n’est à disposition de la forme biologique qui tente de s’en emparer sans commettre une faute capitale, puisqu’elle laisse entendre une remise en cause d’une ontologie de la fin appuyant un certain pouvoir politique.
L’idéologie religieuse structure un champ fini et opaque qui chapeaute le vivant par une essentialisation de ses caractéristiques, dans le seul but de l’assujettir. Il n’est plus possible d’aller à cette essence, de la « libérer » du poids de la matière sans passer par l’étude de l’idéologie dont s’arme la chose religieuse. L’étude d’une essence religieuse relative à une essence humaine, qu’elle soit individuelle ou collective, résulte d’une déformation causée par la propension à la domination idéologique de la chose religieuse, en tant que production d’asservissement d’une classe par une autre. Le vivant est lié au diktat d’une essence prédéfinie par les inventeurs idéologiques de celle-ci, et la longueur de ses liens détermine la circonférence du champ de son imagination. C’est à ces liens qu’il faut s’en prendre par une déconstruction de l’idéologie permettant un retour à la notion de sacré, et c’est ce champ d’imagination qu’il faut n’avoir de cesse d’étendre.
Le retour au sacré doit se faire dans la perspective anarchiste que présuppose le mouvement non hiérarchique des questions qu’il soulève. Pour que ce retour soit purgé de la chose religieuse, il doit se faire avec la conscience que le sacré demeure lui-même une construction sociale, mais qui contient une puissance de destitution du pouvoir politique caractérisé par les rigueurs de ses verticalités. Attiser les questions qui sous-tendent un retour au sacré est une praxis destituante qui ouvre un espace nouveau d’exploration à une multitude rassemblée. Le sacré demeure un liant dans le phénomène social, mais le religieux demeure quant à lui la rigidité de ce liant. Le sacré possède une substance mouvante, dont la conscience doit entraîner la multitude vers son devenir émancipateur. Pour rejoindre cette dynamique, il paraît nécessaire de procéder à un mouvement de retour, de renversement, de révolution afin de revenir collectivement aux questionnements ontologiques, en débarrassant le social des scléroses provoquées par le phénomène religieux.
Cette praxis du sacré s’entend comme une dynamique interrogatrice de la vie par la vie, accessible à tous en toutes choses et par toutes choses. Elle rétablit un champ cosmique du devenir, au-delà des notions de verticalité ou d’horizontalité. Ce cosmisme dispose une politique apolitique, non orthogonale, évidée de ses structures ennemies des transsubstantiations qui s’offrent au vivant.
La politique est en soi une mécanique de contrôle limitant la vie à une compréhension idéologique de celle-ci, au service d’une classe dirigeante dominant les hiérarchies sociales, et la chose religieuse est au service de ce service, elle est une sous-traitance de l’assujettissement. La libération du vivant passe par une conscience émancipatrice de l’existence, déchargée des intermédiaires entre la capacité transformatrice de sa substance et la physique — physique de laquelle le vivant ne peut pas se distinguer. Cette conscience est le moyen d’annihiler le nihilisme de la chose religieuse. Cette conscience doit être une conscience cosmique d’une destitution du lien politique et d’une communion atomique au réel pour que se crée un espace de révolution, dans le sens que la révolution permet au vivant de sentir à nouveau l’indistinction de la vie et de la physique. La libération du vivant est une extension de la conscience de sa contingence. Elle est un retour révolutionnaire à la vie.