Praxis critique ontologique VI
Sixième thèse.
Toute essence est une construction sociale de l’étant. Il n’existe pas une essence des choses, il existe une existence des choses, qui se module par ses interactions avec d’autres existences agitant le réel. La chose, en tant que particularité du réel, n’a pas d’essence. Elle est mue par des propriétés qui conditionnent la confrontation de son devenir à celui de toutes les autres choses. L’essence doit être rapportée à son sens d’étant, tout en délaissant les perspectives idéelles sur son être qui s’énonceraient uniquement pour masquer l’ignorance de ce qui sous-tend sa dynamique d’existence : son devenir. L’essence d’une chose — étymologiquement l’étant de l’être d’une chose — doit ainsi être rapportée à la substance d’une chose — étymologiquement ce qui sous-tient une chose —, saisissant l’agencement des conditions matérielles de son existence et purgeant une quelconque dimension idéelle de sa réalité. L’ontologie ne peut être qu’une pratique du devenir, une raison qui va à la dynamique de l’étant, elle ne se situera jamais dans la fixité d’un étant de l’être. L’affirmation de l’essence est une pusillanimité de l’esprit qui ne sait que faire des mystères de sa substance organique. Il s’injecte l’anesthésiant de l’idée de l’idée, cet éther qui nie la matérialité de l’idée. Il tente d’établir autour de lui les douceurs d’une stabilité de l’être confondu au réel, mais le réel n’a pas de stabilité dans l’être, il a l’être en tant que devenir de la confrontation. La déconstruction de l’essence, ou plutôt la transsubstantiation du réel, déplace la dynamique ontologique du réel vers une idée matérielle de substance. Doit être sondé non ce qui est, mais ce qui soutient. En ce sens, la transsubstantiation doit être comprise comme la nécessité du devenir qui anime la substance et la conduit à se transformer perpétuellement par la confrontation de la substance à la substance, confrontation résultant des principes de la physique. En cela, la transsubstantiation est une dialectique. La matière s’anime, et c’est dans la motricité de cette animation que peut être creusé le sens des rapports dialectiques de la matière, de leur moteur qui se situe dans l’invisible du réel. La substance humaine existe uniquement comme un état d’une certaine histoire d’une certaine forme biologique de la vie, histoire qui ne s’entend qu’au travers de la construction sociale de couches successives d’un agencement des conditions matérielles de la vie. Une essence de la vie humaine serait de telle sorte une déformation de la rigueur évolutive du devenir humain. La confrontation de la vie humaine au réel constitue le noyau évolutif de cette substance, qui se comprend dans l’impermanence d’un état social de la pluralité dialectique de la vie humaine.
La recherche d’une essence est la négation de la praxis, tandis que la recherche d’une substance est la négation de la négation de la praxis. Cette dernière sonde la matière dans le but de dévoiler sa puissance vectorielle et d’entendre ce que l’existence a de dialectique. L’accident est souvent relégué à une particularité qui ne peut être rapportée nécessairement à l’étant d’une chose. Une conceptualisation abstraite de la substance ferait de l’accident une non-nécessité accessoire à son devenir, mais c’est cette abstraction qui doit être chassée afin de percevoir le principe nécessaire de l’accident. La substance du réel est la nécessité de l’accident. Le réel croît par une perpétuelle confrontation à lui-même, et de cette dialectique substantielle naît une concrétion temporaire du sens, qui peut donner l’illusion d’une essence, mais ne se représente que dans l’image d’une destruction conduisant à une concrétion suivante du sens. L’impermanence d’un état social de la vie humaine peut être opposée, et ainsi indirectement définie, par la permanence d’une contingence transformatrice de l’accident. C’est cette nécessité de l’accident qui fait de la substance de la vie humaine une continuelle transsubstantiation des conditions de son établissement.
Le sens n’a pas d’ordre. Il s’organise en répondant aux nécessités matérielles de l’organisme qui tente de créer du sens. Sa construction se fait de manière anarchiste, c’est-à-dire que sa concrétion ne connaît pas d’arkhè, elle ne résulte pas d’une nécessité première, mais se modèle en fonction des nécessités présentes. La nécessité est en soi une variation de la réponse à l’accident, ce dernier advenant par les conditions structurant la physique même. Il n’est cependant pas possible de considérer cette physique animant le réel comme une arkhè, puisque sa substance est le devenir, la permanence du mouvement. La physique est de telle manière omniprésente dans la construction humaine du sens comme une antiarkhè, dont la perpétuelle transformation avive la transformation de toute chose. Sa primauté est absente, elle fait place à une ubiquité de la transformation.
Cette concrétion anarchiste du sens vient répondre à un besoin que le sens porte une certaine notion du sacré. Le questionnement, qui va de la vie à la vie en passant par le crible invisible de l’ubiquité physique, est un questionnement qui n’en appelle pas à la réponse, mais se façonne dans l’esprit qu’il remue, tel un moteur imposant la nécessité de s’adapter et de se transformer. Le questionnement demeure sans réponse, et l’absence de réponse est la nécessité du devenir. C’est autour des remous interrogatifs qui excite la raison que s’invente le besoin du sacré pour que se conserve une certaine dynamique transformatrice de la vie. Le sacré répond à une absence de réponse par l’absence de réponse. La stupeur interrogative doit se faire tension interrogative. Le sacré fait en sorte qu’aucune réponse ne soit possible, mais que la dynamique résultant du questionnement demeure la vitalité qui pousse la substance à la transsubstantiation. À partir de ce besoin vital du sacré, le visible va chercher ce qu’il y a de soi dans l’invisible. La raison va creuser le mystère pour entendre l’écho de ce qu’elle ne peut savoir d’elle-même.
Le sacré s’arrange en amoncelant dialectiques de la raison et mystères de la raison. Cette confrontation produit le mythe en tant que récit qui tente d’articuler le questionnement même sans jamais essayer d’y apporter une quelconque réponse. À cette fin, le mythe se sert de l’allégorie pour faire entendre une construction sociale et impermanente du questionnement autour de la nécessité physique et permanente de la transsubstantiation.
La concrétion mythique du sens engendre un foisonnement de récits dont l’ordonnance a le caractère invisible des structurations du social. La latence de l’organisation mythique d’une société répond à un besoin de lui faire suivre l’ordre qu’une intuition groupale considère comme le plus à même de répondre à la confrontation de la forme humaine de la vie à son ampleur mystérieuse et aveugle. Cette intuition s’hérite d’âge en âge, se module à chaque âge, détermine l’âge suivant, tout en lui laissant la tâche de travestir l’héritage, de s’en écarter, d’oublier les liens qui se tissent entre les sociétés depuis que l’humain a découvert la potentialité de sa raison. La latence de l’organisation mythique, qui suinte dans le quotidien de chaque humain, aussi désacralisée soit sa société, permet de répondre au besoin d’une persistance du questionnement pour que la vie sociale puisse continuer sa reproduction, sans la pesanteur d’une conscience permanente du mystère. L’inconscience du mystère porte le geste vivant qui tente de provoquer le geste vivant suivant. C’est en cela que nos sociétés contemporaines désacralisées, qui ont égaré l’importance du mythe dans une distension des liens qui l’unissent aux mystères environnants, tantôt souillent leur environnement, tantôt forcent autrui à une croyance identique en des réponses simplistes qui cherchent à pallier la souillure, en oubliant que ce ne sont pas les réponses qui importent, mais la densité mobile du questionnement. Ces sociétés désacralisées se situent toujours dans une démesure de la quête ou du rejet du sens. Suivant le principe anarchiste de la concrétion du sens, la concrétion mythique du sens déguise un fonctionnalisme social en fables des origines, afin de chasser l’angoisse nihiliste de la perte du sens qui mène la vie à sa propre extinction et de poursuivre une volonté sourde de transsubstantiation, qui attise chez l’humain ce mouvement de l’engendrement du dépassement.
Le mythe est parfois considéré comme la fondation idéologique de la pratique sociale. Il serait une arkhè constructrice des liens qui articulent la vie commune à un groupe. Il semble néanmoins nécessaire d’appliquer une inversion à cette considération. Ce n’est pas le mythe qui fabrique la pratique sociale, mais la pratique sociale qui fabrique le mythe. La praxis qui meut une société agglomère des pratiques sociales dont les acteurs se révèlent être moins importants que les pratiques elles-mêmes et leur circulation. Cette considération d’une certaine autonomie des pratiques par rapport à leurs acteurs leur accorde une caractéristique de lien social qui supplante l’importance de l’acteur social dans la considération de ce qui constitue une société. La pratique sociale fait le lien social et, par conséquent, fait l’acteur social. Elle compose la société, la module, et en ce sens, il serait possible d’évoquer une vision cybernétique de la société où les pratiques sociales s’agglomèrent dans une confrontation pratique à leur environnement immédiat. Cette agglomération fonde la concrétion mythique du sens et produit une intelligence de l’allégorie qui tente de catalyser ces pratiques structurantes.
Le corollaire religieux de la concrétion mythique du sens apparaît comme une dérive, celle du besoin de figer le récit afin de servir certains intérêts sociaux de certaines classes sociales contre d’autres. Le phénomène religieux est un phénomène uniquement politique, qui n’a de liens que distants avec le sacré. La dérive se fait par l’imposition d’une hiérarchie au sens, qui n’en connaît pourtant aucune. Le sacré qui se situe à même la matière, telle la conséquence d’une matière qui se dialectise avec elle-même, est perverti par l’impérieux besoin de domination de la classe souhaitant imposer le phénomène religieux. La présence du sacré en toute chose dessert ce besoin, et doit être purgé, avec autorité et contrainte, par une élévation du questionnement autour de la chose vers un questionnement autour de l’essence. L’abstraction sacrée du phénomène religieux évide la puissance du sacré distribuée en chaque chose, en chaque vie, disponible par chaque geste et pour chaque être qui veut s’en saisir. Le souhait d’émancipation sociale impose de la sorte un retour au sacré tel un retour à la dynamique ontologique du réel, débarrassant la vie des scléroses hiérarchiques et autoritaires du phénomène religieux. L’inversion du substrat doit répondre à l’inversion du substrat. Le renversement religieux du mythe doit subir le renversement mythique du religieux. Le sacré doit recouvrer sa pureté d’interrogation, sans autorité et sans contrainte, avec la conscience de sa genèse qui s’inscrit dans une dialectique mystérieuse de la matière. L’émancipation au sein de la vie sociale passe par le recouvrement d’une conscience des causalités mythiques organisant la vie sociale. Le sacré ne doit jamais être une domination, mais un moyen de la vie qui cherche son dépassement.