Transdialectique

Praxis critique ontologique IX

Praxis critique ontologique IX

Neuvième thèse.

La finitude de toute chose se subsume à l’infinitude des interactions de toute chose avec toute chose : le matérialisme conçoit le réel comme l’infinitude de sa finitude, comme la contingence des prolongations de la matière, par la matière, dans la matière. Le matérialisme fait du réel un champ d’exploration ontologique pour une dynamique de la raison, qui n’a de cesse de sonder les profondeurs du réel à la recherche des échos communs à toute chose, composant l’être commun de toute chose. Son intelligence est la méthode de tenir ensemble ce qui se présente au discernement, et d’y sonder les interstices de leur assemblage au travers d’un accroissement contingent des capacités de cette méthode. Aussi, le matérialisme intuitif ne peut pas être le matérialisme, il ne peut être qu’un superficialisme. Les surfaces composent certes la totalité de ce qu’appréhende l’intuition, mais l’intuition ne doit pas être entendue comme une finalité de l’entendement, mais comme un simple avènement de celle-ci, puisqu’elle n’a pas la capacité de se projeter après l’immédiateté de son avènement.

L’intuition est une complaisance de la vision qui se devance elle-même, qui appréhende sa réalité en l’immédiateté de la confrontation à celle-ci. Cette complaisance crée de fait une immobilité de la compréhension, qui stagne autour de ce que présuppose la confrontation, et n’est plus en capacité de questionner l’altérité de la confrontation. L’intuition pour l’intuition est une inintelligence de la raison, puisqu’elle construit une vision sans la dynamique nécessaire à toute exploration du réel, sans la méthode de tenir ensemble, en se satisfaisant uniquement de ce qui se présente à elle. En cela, l’intuition se saisit de l’immédiateté de sa réalité, dirige aveuglément la raison en elle, et stagne en l’immobilité de ses présupposés. C’est pourquoi le contre-intuitif a cela de supérieur à l’intuitif qu’il force la raison à voguer contre le courant des évidences, et à découvrir la face cachée de son cheminement docile, déterminé par les conditions sociales de sa constitution. Sa mécanique peut de telle manière être reconstruite contre les évidences que lui dictent ses axiomes actuels. Le contre-courant du contre-intuitif déconstruit l’opacité qui empêche la contingence des souterrains au réel — ces souterrains ne préexistant pas, mais étant eux-mêmes une forme de la contingence d’une praxis rationnelle de l’espace ontologique.

Toutefois, l’intuition peut devenir un outil d’exploration si elle se débarrasse de la réjouissance de ce qu’elle découvre et qu’elle le replace dans le contexte d’une exploration qui nécessite une suite de la vision. Il faut avoir des yeux derrière les yeux, savoir les retourner vers la blancheur des intériorités pour les guider sous le derme de nos réalités, leur donner en offrande l’entrevue de ce qui est commun : la substance du réel. L’intuition perçoit les surfaces, mais le matérialisme commande à percevoir sous les surfaces. L’intuition n’est qu’un éclaireur de la raison, elle lui indique un point de départ, parmi d’autres, pour fouiller derrière les évidences. Un matérialisme restreint à l’intuition est un matérialisme mutilé. L’intuition n’a d’utilité que si elle est le moyen pour la raison de se devancer elle-même, de découvrir une voie parmi les voies possibles d’exploration — et non la voie.

Pour entendre l’intuition, ses dangers et ses opportunités, il peut être utile de confronter son étymologie latine, qui remonte jusqu’à la racine in-tueor — observer, veiller dans — à sa traduction allemande An-schauung — le regard qui se porte à, qui se porte contre. L’idée de contemplation semble y émerger, mais la contemplation est une immobilité de l’entendement qui croit mettre une certaine gravité en celle-ci — gravité lui permettant de voir dans. Mais pour entendre — et non plus seulement voir — dans, il convient que la raison sinue dans le réel, qu’elle s’y confronte et qu’elle s’y mêle, qu’elle y goûte et qu’elle y sente, qu’elle interroge tout ce que la vision ne lui dit pas. Il faut sentir derrière la vision : voilà le seul point de départ utile à l’intuition. Toute contemplation demeure une autosatisfaction du sujet qui croit pouvoir déployer par son sens de la vision ses autres sens, et par là du sens, tout en demeurant dans une immobilité de sa vision. Le sujet, par la contemplation, tente vainement de faire sens, mais il ne fait qu’établir une compréhension à partir de ce qu’il préjuge, du fait d’un déterminisme social qui le structure. Toute contemplation demeure une production sociale qui s’inscrit dans la matrice des déterminismes qui prédisposent le sujet contemplant. La raison matérialiste doit être au fait de la relativité sociale de l’intuition, elle ne peut donc pas se contenter de l’immobilité de l’intuition, mais doit s’en servir comme une simple piste pour ses explorations.

Dès lors, le matérialisme ne peut pas être intuitif, ou il ne sera qu’un matérialisme des surfaces, un superficialisme. Le matérialisme se contentant de sa seule intuition correspond à un matérialisme des contempteurs de la dialectique des mondes, de ces sphères subjectives et cloisonnantes qui donnent l’illusion au sujet, qui en est son centre, que le réel se borne au rayon de ce qu’il peut. Mais le réel perdure derrière les opacités. Ces contempteurs refusent la négation de ce qu’ils sont par ce qui leur échappe, ils refusent la possibilité d’une profondeur inaccessible. L’obscurité ne doit pas avoir de consistance, la négation de la négation n’a pas à aller dépoussiérer les évidences pour y faire montre de quelques mystifications. L’arrière-monde est l’hypothèse des ennemis de la matière, qui y placent l’idée comme échappatoire, l’hallucination comme anesthésiant. Sa situation empêche la perception d’une possible mise en abyme des mondes, d’une révélation des couches de réalités sociales qui organisent la dialectique même du réel au réel, qui façonnent l’enchevêtrement mondain que l’on nomme société. Cet empêchement se retrouve même, au travers d’une déclinaison de la suffisance autoritaire de la conceptualisation, dans le matérialisme bourgeois qui ne veut pas se déconstruire lui-même en se situant par-delà l’intuition — la satisfaction des intérêts de classe qui investissent le matérialisme bourgeois en est la cause principale. La société est toujours la société moins celle des autres. Accepter l’hybridation de sa conception du monde est un acte pourtant nécessaire pour asseoir une compréhension de la totalité du social. Et c’est la facilité de la jouissance de son monde à soi qui doit être éradiquée par la négation de la négation, par cette analyse qui se jette dans l’abîme des mondes. L’ennemi demeure l’ennemi de la révélation de cet enchevêtrement de mondes et de leurs caractéristiques particulières, niant parfois celles du monde qui s’y superpose. La dialectique du réel est une composition de dialectiques mondaines, qui nécessitent d’être comprises dans leur ensemble si l’on souhaite saisir la complexité totale de la dialectique du réel.

Un monde est une organisation du réel découlant d’une confrontation dialectique à celui-ci, confrontation individuelle, groupale ou sociale, de laquelle paraît une rationalité des liens, perceptibles ou imperceptibles, unissant le sujet à sa réalité — la réalité étant une part du réel qui accueille la confrontation dialectique du sujet. L’illusion la plus dangereuse qui découle d’un monde, de sa confrontation dialectique au réel, est celle de la vérité qui tente d’imposer un état de la rationalité du sujet se confrontant à une part, sa part du réel, en étendant cette subjectivité de l’appréhension à l’ensemble du réel. Les choses n’existent pas par la vision qui s’y porte, seule la vérité du monde du sujet perdure par celle-ci. La vérité est une illusion politique de l’imposition d’une compréhension du réel, éludant celles d’autres mondes se juxtaposant à elle dans le dessein d’annihiler le vertige de l’infini des perspectives dialectiques sur le réel. Cette imposition est l’instrument premier d’une classe sociale qui assoit sa domination par la suppression de toute compréhension différente aux intérêts de son existence. Cet instrument est l’instrument d’une soumission. Il sert aussi de moyen de distanciation, lorsqu’il est utilisé depuis une classe sociale dominée, qui refusera de saisir la compréhension du réel de la classe dominante, mais cet instrument n’aura alors pas la dimension politique et organisationnelle d’un pouvoir qui s’exerce sur l’ensemble d’une société. L’imposition d’une compréhension du réel par un sujet à l’ensemble des sujets, individuels ou groupaux, est une soumission, soit celle s’exerçant sur le sujet dominé, soit celle du sujet dominé se dominant lui-même en refusant une extension de sa perception sur le réel. Toute restriction de la compréhension du réel est l’établissement d’une verticalité du savoir, et par là, d’une restriction du sujet par le sujet, exclusion subjective des possibles d’une rationalité dynamique et plurielle allant vers son élargissement. Seul un entendement anarchiste se présente comme un décloisonnement politique par le décloisonnement ontologique qu’il offre en libérant le sujet de sa seule vérité. Il est regrettable que les classes dominées, en restreignant leur compréhension du réel à leur seul point de vue, écartent de la sorte la possibilité d’une révolution sociale, non celle d’un simple renversement créateur de nouvelles classes dominantes et de nouvelles classes dominées, mais celle d’une destruction du masque de vérité, opacité sociale réduisant la circulation du sens parmi la totalité des mondes, et empêchant ainsi l’harmonie dynamique d’une compréhension sociale totale qui va à la conquête du réel se présentant à lui.

La classe sociale s’imbrique donc dans cette décomposition du réel en mondes — la classe est elle aussi un monde, mais qui se compose à son tour d’une multitude de mondes. Ces mondes au sein d’une classe ne sont pas de simples degrés individuels de la décomposition, mais des degrés groupaux de celle-ci, organisant des intérêts communs issus d’une compréhension commune et dialectique de leur réalité propre. Les classes luttent au travers de leur compréhension dialectique du réel, et ils s’affrontent par la tentative d’imposition de leur réalité à celle de l’autre, au travers de l’outil idéologique que constitue la vérité. La seule lutte des classes valables réside dans la destruction totale des classes par la destruction de leur vérité imposant une rationalité cloisonnée et cloisonnante sur le réel. Une telle destruction des classes sociales mène à l’élargissement de la rationalité émanant de la dialectique du sujet au réel — sujet le plus pluriel et global socialement puisse-t-il être. L’harmonie sociale, qui découle de cette disparition des classes, n’est pas seulement une harmonie politique, mais surtout une harmonie ontologique d’un sujet accroissant la puissance de son devenir.

L’intuition comme absolu est la certitude d’un accès à la vérité pour l’individu esseulé dans son monde — en d’autres termes son entendement limité du réel se contentant de ses limites. L’entrechoc de ces entendements limités qui s’entraînent les uns les autres vers une finalité de leur propre sensation fabrique l’illusion d’un accès véritable au réel, sous ses surfaces, alors que triomphe une suffisance de la sensation, circonscrivant les possibles exploratoires de sa continuité. Sans la perception de la mécanique transformant l’évidence de leur représentation en objectivité ontologique, s’expose seule, par l’intuition, une immobilité de l’immédiateté, tandis que cette dernière devrait être une invitation à la traversée rationnelle du réel, entraînant l’extension de l’espace ontologique du sujet.

Sentir doit se muer en un phénomène d’exploration ne se bornant pas à ce qui s’établit, interrogeant les évidences qui dressent des marécages idéels autour de la raison. Sentir doit être une circulation entre les mondes, doit faire circulation entre les mondes, entre les particules du réel. Sentir doit sonder les atomes, tenter la pénétration subatomique, y prospecter les abysses, à la lisière desquels l’entendement vacille. Sentir doit être une sensualité des profondeurs, une praxis collective des échos de la matière. C’est de la dynamique qui s’esquisse à partir de la tension vers l’inexploré — ou de l’insatisfaction de l’exploré — que peut se façonner une politique collective du mouvement exploratoire de l’être vers un toujours plus de l’être.

Le contentement intuitif, l’intuition prise comme fin en soi, est une perspective spéculaire de l’individu sur lui-même, qui croit trouver dans son miroitement une réalité vraie du réel — la réalité étant toujours cette subjectivité s’accaparant le réel par une découpe suivant la forme limitée de son entendement, et la vérité l’imposition de cette découpe à tout ce qui est autre. Considérer l’individu comme un axiome social est une invention moderne qui nie la perception de la structure moléculaire que sa singularité compose par l’agglomération à d’autres singularités intuitives, singularités étant à leur tour, dans leur subjectivité propre, exploratrices du réel et, de ce fait, constructrices d’une dynamique rationnelle. Cette négation, qui considère l’individu comme granularité, se propage dans la conception libérale de la citoyenneté et ameute les citoyens en une société bourgeoise. Celle-ci a pour substance la discrimination : discrimination externe qu’opère la citoyenneté envers ce qui n’est pas citoyen, mais aussi discrimination interne qui fait distinction entre les entités granulaires — l’individu-citoyen, l’individu-roi, sa classe étant l’espace fini de sa citoyenneté, son monde étant l’espace fini de son royaume —, en fonction de la manière dont leurs pratiques existentielles protègent et favorisent la loi motrice de la société bourgeoise, qui cloisonne chacun en sa subjectivité et oppose chacun à la subjectivité de l’autre. L’ego survit par l’opacité qu’il applique sur la diversité des manières de faire sujet. Cette loi libérale des intérêts égoïstes est le processus créateur de classes sociales telles des cloisons nécessaires à la sauvegarde de la discrimination fondatrice de la société bourgeoise. L’intuition y acquiert une dimension politique en devenant sa propre fin, en tant que signe d’une propension individuelle et unique à une dite réussite sociale. Cette unicité constitue un moteur de la discrimination, qui se présente comme la nécessité d’établir par la seule sensation individuelle une réussite matérielle au détriment de l’autre — le matérialisme intuitif s’y fait aisément sens des affaires. L’esprit bourgeois, qui émane de cette société bourgeoise, est par conséquent l’idéologie tendue vers une catalyse de la discrimination égoïste. Il modèle son monde, par les restrictions que lui impose l’intuition, à partir d’une singularité qui en rencontre d’autres, sans jamais considérer la fusion rationnelle qui peut naître d’un agglomérat perceptif de sujets formant un sujet pluriel. Il ne lui accorde une identité que par le jeu des intérêts égoïstes structurant un ensemble social régi par les lois du besoin individuel de l’ego.

Il n’existe néanmoins pas de contentement de l’intuition au stade collectif du sujet pluriel, mais seulement au stade individuel de l’intérêt égoïste. Dans une perspective collective du sujet apparaît une construction subjective à partir des confrontations des subjectivités intuitives en œuvre, faisant entendre leur raison subjective propre, en ce qu’elle se devance elle-même et tente de transcrire cette conquête de soi à soi. La rencontre des intuitions diverses conduit à leur creusement. Cette construction mène la perception mise en commun à une distribution rationnelle de l’entendement qui en découle, dont le partage collectif dispose une saine et permanente agitation de la raison dirigée vers un toujours plus ontologique de ses explorations. Ainsi se présente une idée pour faire politique, celle d’un communalisme réticulaire, acentré, tendu vers une conquête ontologique de l’espace par un sujet pluriel.