Transdialectique

Incursions d’un inactuel VII

Incursions d'un inactuel VII

XLV.

Die Gesellschaft ist es, unsre zahme, mittelmässige, verschnittene Gesellschaft, in der ein naturwüchsiger Mensch, der vom Gebirge her oder aus den Abenteuern des Meeres kommt, nothwendig zum Verbrecher entartet. A.S.N.

La société, notre docile, médiocre, châtrée société, c’est en elle qu’un humain accru à l’état naturel, qui vient des montagnes ou des aventures de mer, dégénère en criminel. A.D.T.

Cette société bien moutonnière, cossarde, douçâtre… Cette société où l’humain qui a la chance de se développer à l’état naturel, qui nous vient des forêts ou qui nous revient des océans, voit sa chance dégénérer, une déliquescence vers la délinquance… La virilité dégradée en brutalité. A.D.M.

L’embrun tailla pendant bien des siècles des caractères somptueux, des mers de Chine aux Caraïbes, sans omettre cet espace des émancipations : les songes de Madagascar. Aux sabres impitoyables et à l’intelligence politique surpassant les énigmes florentines, certains énergumènes ont hissé haut les voiles et la figure d’écume pour semer en leurs rangs l’intuition machiavélienne — aucune durée parmi le brouillard s’il n’existe en eux la fulgurance. Et malgré les affres des combats sans foi ni loi — ô la belle vie —, ces guerriers libérés, nos ancêtres, quelques pirates, ont su s’organiser et narrer des légendes allumant de brasiers un horizon empreint de fatalité : Libertalia. Une évocation à l’enthousiasme contagieux pour l’esprit libéré — celui qui n’a de cesse de se libérer. Un nom qui suggère la sympathie pour d’autres noms — quelques emperruqués des royaumes déchus. Des noms comme des eaux qui s’écartent, dont la simple prononciation embrase le cœur d’un désir si cinglant d’aventures. Avec des femmes qui valent un millier d’hommes : Ching Shih, Charlotte de Berry, Rusla. La tragédie incarnée, digne des plus belles représentations dionysiaques. Des êtres qui bravent les normes pour vivre sur la brèche — pour y respirer, simplement, en cet endroit où le sang bat encore sa mesure.

XLV bis.

Für das Problem, das hier vorliegt, ist das Zeugniss Dostoiewsky’s von Belang — Dostoiewsky’s, des einzigen Psychologen, anbei gesagt, von dem ich Etwas zu lernen hatte: er gehört zu den schönsten Glücksfällen meines Lebens, mehr selbst noch als die Entdeckung Stendhal’s. A.S.N.

Pour le problème qui existe ici, le témoignage de Dostoïevski est d’importance — Dostoïevski, le seul et unique psychologue, soit dit en passant, dont j’ai eu à apprendre quelque chose : il appartient aux plus belles aubaines de ma vie, et même encore davantage que la découverte de Stendhal. A.D.T.

Pour notre problème — et peut-être pour tout problème — invoquons Dostoïevski. Cet esprit qui sut sonder les esprits, le fin psychologue, un de ces rares happy few dont j’ai eu un peu de grandeur à apprendre : une des plus belles chances de ma vie, encore plus que mon amour pour Stendhal. Des esprits avec lesquels je dialogue sans intercesseur. Desquels je protège la fine psychologie : le bon augure pour les esprits libérés. A.D.M.

L’Empire russe et son été mourant. Des spectres dans le loin. Quel récit pour se ressouvenir. Remuer des incendies. Ils fascinèrent Stendhal et nos passions. Marque de pourpre sur notre allégresse : la commune. Pourquoi attendre si longtemps la débâcle. Pourquoi rejoindre la Sérénissime. Le loin : la finesse des mal-êtres italiens. Fracas d’esclavagistes : russes ou français. Qu’importe. Ne pas négliger Haïti et les moujiks. Des garde-chiourme qui figurent leur dépouille. Fixité des temps contre toute bravoure. Contre la conduite guerrière. Déjà des sculptures de pierre et d’homme. Qui empourprent le frimas slave — c’était la foi et la majesté qui se soumettaient aux ordalies. Chaleur qui ne put protéger la déroute. Et les cendres. Couvrir d’amnésie l’absurde et la victoire. Sonorités voluptueuses : Bérézina. L’écorchure à l’âme et les instincts hallucinés. Un reliquat d’honneur jusque sur les rives du fleuve. De rouge et de noir, les glaces au pied du mont Dzerjinski. Murmure, chaque novembre, cent vingt-six fois une même plainte. Les flots, ça raconte les engloutis. On y sent flammèches et fantômes. Persistent, chaque novembre, une poignée de grognards. L’inexorable et ses statues. L’idiotie de disputer l’hiver. Et les chefs à jamais petits face à la grandeur des noyés. Nos foyers en leur noyade. Parmi les égarements des gelées. Célébrer le cimetière marécageux et nos folies de bête. Est-ce ainsi que naquit une décade avant son heure Dostoïevski. Dans les flammeroles de Moscou. Dans l’attente de nos mélancolies.

XLVIII.

Fortschritt in meinem Sinne. — Auch ich rede von »Rückkehr zur Natur«, obwohl es eigentlich nicht ein Zurückgehn, sondern ein Hinaufkommen ist — hinauf in die hohe, freie, selbst furchtbare Natur und Natürlichkeit, eine solche, die mit grossen Aufgaben spielt, spielen darf… A.S.N.

Le progrès à mon sens. — Aussi je parle d’un « retour à la nature », quoiqu’il ne s’agisse pas d’un mouvement vers l’arrière, mais d’un mouvement vers le haut — vers le haut dans le naturel et la nature, haute, libre et même terrible, une nature telle qui, avec les grandes tâches, joue et a le droit de jouer… A.D.T.

Le progrès selon moi : je pose le progressiste comme celui qui choisit avec une pleine volonté le retour à ce qui est naturel — la nature présente en toute chose. Sa continuelle hybridation : la seule voie à suivre. Le retour n’est en rien une marche à reculons, notre conduite nous le proscrit — elle nous est même impossible. La nature ne réside jamais en arrière de soi, elle est toujours devant soi. À quêter la nature, nous n’abaissons pas notre humanité à son niveau, au contraire, nous nous élevons à son souffle libre et terrible. Une nature qui s’accorde le droit souverain de s’amuser de nos grands devoirs. A.D.M.

Prométhée : la crapule par excellence. Le gaveur qui endigue l’abondance des questions. Ne nous y trompons pas : le progrès est une infamie, et ses partisans des décadents. Dans le progrès, il n’y a que l’anti-progrès. Progredior : ils osent, les cloportes, ils y courent même, sans savoir où mènent l’avant et sa raison, raison pour laquelle, en rond, ils réfléchissent, épars, sentant en l’autre une menace dont il ne faut tirer nul enseignement. Le peu qu’ils arrivent encore à sentir : leur individualité doit régner coûte que coûte. Le vrai progrès : la gluance qui s’expose au grand jour. Le vrai progrès, son échelle : la disposition pléthorique des mondes. Son étalon : le volcan, ses versants fertiles, et le hasard magmatique qui bouillonne en deçà des civilisations. Panorama de la transe : Posillipo direction sud, de Charybde en Scylla, tumultes et naufrages. Chagrin aux forges éteintes : le feu souillé. D’aucuns imaginent ouïr : de cratère en cratère, le martèlement. Leurs mains désespérées cherchent dans le sable quelques scories, les traces du forgeron. Nulle lave, rien ne brûle sous le marteau : mais quel marteau ? Qu’a délaissé la vanité progressiste en abaissant tout ce qui est grand, plutôt qu’en stimulant à la revalorisation ? Du bas vers le haut : la sagesse que même les plus petites flammes maîtrisent. Comment revaloriser notre réalité, s’ils s’évertuent à dévaloriser, à projeter dans le feu leur mollesse ? Illusions vers précipices : si peu s’envolent. Le feu ne se dérobe pas : il se dérobe aux vaniteux.

XLIX.

Ein solcher freigewordner Geist steht mit einem freudigen und vertrauenden Fatalismus mitten im All, im Glauben, dass nur das Einzelne verwerflich ist, dass im Ganzen sich Alles erlöst und bejaht — er verneint nicht mehr… Aber ein solcher Glaube ist der höchste aller möglichen Glauben: ich habe ihn auf den Namen des Dionysos getauft. — A.S.N.

Un tel esprit libéré se tient debout avec une joyeuse et confiante fatalité au milieu de l’univers, de la foi que seul l’individuel est condamnable, qu’en l’ensemble tout se délivre et s’affirme — il ne nie plus… Mais une telle foi est la plus haute de toutes les possibles fois : je l’ai baptisée du nom de Dionysos. — A.D.T.

Nous, les esprits libérés, nous nous tenons en suspens au-dessus de l’aurore, droits et fiers, défiant avec fatalité ce qui n’est pas encore advenu. Nous nous opposons en guerriers à ce qui relève de l’individuel, de la médiocrité de la petitesse humaine. C’est en l’ensemble — c’est ensemble — que peut paraître la délivrance. L’esprit libéré ne nie pas, il ne sait même plus ce qu’est la négation, si ce n’est la négation de la négation. Chaque parcelle de son être est une affirmation de la fatalité. La foi en l’affirmation est la foi en Dionysos. A.D.M.

Quel maître a la prétention d’atteindre la force populaire ? À nul autre pareil le courroux des masses. Mais cette sagesse des masses pâlit dans l’indolence moderne. Elle ne sait plus faire défaite. Marquer au fer l’Histoire. Triomphe des particules, transgression de leurs liens. Une morale pour trésorier. L’immondice des mondes égoïstes. Tous se concentrent sur leurs actifs. Ils comptent et encaissent. Vainement ils tranchent parfois leurs veines. Une révélation de leur fatuité : le misérable et l’autolâtrie des testaments déjà prêts. L’égoïsme n’a de sublimité que lorsqu’il est la valeur unanime de la foule, celle qui donne les coups et le change, cette troupe de faux-monnayeurs, de tragiques, de grammatoclastes, de physiognomonistes — et autres saltimbanques des natures dénaturées. Les esprits libérés qui assènent des accords majeurs en leur requiem. Que le déclin soit joyeux, à tout le moins. Que le cadavre des individualistes soit terreau pour la multitude décidée à multiplier les perspectives, à les vectoriser en une matrice : panache de rutilance et de gaieté.

LI.

Aber wer weiss zuletzt, ob ich auch nur wünsche, heute gelesen zu werden? — Dinge schaffen, an denen umsonst die Zeit ihre Zähne versucht; der Form nach, der Substanz nach um eine kleine Unsterblichkeit bemüht sein — ich war noch nie bescheiden genug, weniger von mir zu verlangen. Der Aphorismus, die Sentenz, in denen ich als der Erste unter Deutschen Meister bin, sind die Formen der »Ewigkeit«; mein Ehrgeiz ist, in zehn Sätzen zu sagen, was jeder Andre in einem Buche sagt, — was jeder Andre in einem Buche nicht sagt… A.S.N.

Mais à la fin qui sait si je désire seulement être lu aujourd’hui ? — Créer des choses sur lesquelles le temps essaie en vain de se faire les dents ; la forme pour, la substance pour s’efforcer d’obtenir une petite immortalité — je n’ai jamais été assez modeste pour exiger moins de moi. L’aphorisme, la sentence, dans lesquels je suis le premier parmi les Allemands à être passé maître, sont les formes de « l’éternité » ; mon ambition est en dix phrases de dire ce que tout autre dit en un livre, — ce que tout autre ne dit pas en un livre… A.D.T.

Après tout, souhaiterais-je réellement être lu par mes contemporains ? N’est-ce pas une insulte à mon travail qu’un tel souhait ? Je m’évertue, incessamment, insensément, à produire une écriture rude sur laquelle notre époque ne peut pas se faire les dents — seul souhait : mâchoires brisées chez lecteurs endimanchés. Je suis producteur d’immortalité, alors je le demande : comment un contemporain serait-il capable d’être digne de cette immortalité ? Comment pourrait-il être digne de moi ? Je n’ai jamais été suffisamment misérable pour souhaiter son goût — lui qui n’est même plus capable d’amour en dehors de sa seule substance. Je suis maître d’apophtegmes comme il exista naguère des maîtres d’armes, à l’époque où les armes se jetaient avec gloire dans la guerre. Mes sentences sont des mises à « éternité » : elles stimulent le vivant à vouloir son destin. En une seule expression, saisir ce que ne saisiront jamais toutes nos bibliothèques ! A.D.M.

Écrire pour satisfaire ses contemporains fait écho à une médiocrité si rustre. L’écriture doit se tenir tout entière face à un point de fuite, et ne pas fuir. La noblesse d’écriture : gagner le terrain sauvage, contraindre les perspectives à ne jamais devenir une, renforcer leur assise en une continuelle variation du même. Écrire, c’est faire le tri parmi les anciens, et vénérer avec arrogance le substrat antique pour mieux le souiller. Écrire, c’est mépriser le demain, c’est tutoyer l’après-demain. Écrire, c’est inventer des langues d’aurore, l’aurore après l’aurore, qui nimbe de démesure l’humain. L’écriture est explosion et fruit de l’explosion. Une scission qui se refuse au schématique. Tant de paroles frustes pour une si pathétique évolution : la perte de nos instincts. Les boutiques pleines et le surhumain en solde. Parce qu’au-dessus de l’humain, l’échelle entraîne encore vers l’humain, mais vers une valeur de la multiplication, une valeur des pluriels, une valeur en harmonie avec elle-même et chacune de ses fluctuations. Tout se diapre. La discrimination est la turpitude des moralistes, la conséquence inévitable de contemporains émerveillés par leur individualité, la vilenie de ceux qui s’imaginent folâtrer en promiscuité, et qui n’éprouvent en vrai qu’un secret dégoût de l’autre. Chez le surhumain, en son agglomérat féroce, parmi la meute et le nombre, des rires rôdent avec gravité sur le seuil — seuil d’immoralité ou d’immortalité. Des créatures nouvelles se tiennent avec santé à distance les unes des autres, mais la différence y demeure un amour imputrescible de l’autre, une équivalence se réévaluant sans cesse, une même sève qui s’écoule des veines aux arbres, des ruisseaux aux fleuves entourant nos mondes — renversement en la conscience commune, jamais une, à jamais indivisible.