Incursions d’un inactuel V
XXXVI.
Der Pessimismus, anbei gesagt, so ansteckend er ist, vermehrt trotzdem nicht die Krankhaftigkeit einer Zeit, eines Geschlechts im Ganzen: er ist deren Ausdruck. Man verfällt ihm, wie man der Cholera verfällt: man muss morbid genug dazu schon angelegt sein. A.S.N.
Le pessimisme, soit dit en passant, aussi contagieux soit-il, n’augmente pourtant pas le caractère maladif d’une époque, d’une génération dans son ensemble : il en est l’expression. On en dépérit comme on dépérit du choléra : il faut déjà être assez disposé à la morbidité. A.D.T.
Le pessimisme est l’épidémie qui ronge notre époque, mais il n’est en rien la cause de la morbidité accrue qui ronge notre époque. Encore une inversion de la causalité : la vraie plaie de notre temps. Parce qu’une grande morbidité nous prédispose à l’infection, le nihilisme a le loisir de nous ronger fatalement. A.D.M.
Le nihilisme aussi actif puisse-t-il paraître face aux langueurs décadentes n’en demeure pas moins une passivité négatrice de la vitalité. En son sein, il semble donc bien normal pour des esprits avisés d’examiner le pessimisme de la pire espèce : le renoncement actif. Quand un pessimisme décadent se contente d’un « advienne que pourra », le pessimisme nihiliste assène à notre société un « rien de nouveau sous le soleil ». Il en tire sa morale syllogistique : comme nous attendons sous le soleil, nous n’attendons rien, par conséquent autant en finir. Il faudra d’abord en finir avec notre savoir — nil mortalibus ardui est. Parce que nous naviguons avec Virgile, et que nous faisons de la métrique d’Horace celle de nos actes, nous devançons l’humain et les veuleries des décadents. Les vindictes des masses nihilistes ne captureront jamais ce qui les devance — si elles le voulaient vraiment, elles nous poursuivraient, et si elles nous poursuivaient, elles acquerraient un pessimisme nouveau et communieraient peut-être avec notre sang. Elles animeraient chacun de leurs actes d’un pessimisme dionysiaque pour ne rien attendre non de la vie mais de la société, si ce n’est sa destruction active par la recherche d’un effondrement fondamental. L’attitude de l’esprit tragique fait sienne la fatalité, pour que de cette passion éclose une conduite du dépassement : rien d’escarpé pour celui qui est abrupt.
XXXVII.
Zweifeln wir andrerseits nicht daran, dass wir Modernen mit unsrer dick wattirten Humanität, die durchaus an keinen Stein sich stossen will, den Zeitgenossen Cesare Borgia’s eine Komödie zum Todtlachen abgeben würden. A.S.N.
D’autre part, n’en doutons pas, que nous modernes avec notre épaisse humanité ouatée, qui ne veut absolument se heurter à aucune pierre, donnerions aux contemporains de Cesare Borgia une comédie à mourir de rire. A.D.T.
Aucun doute ! Nous les modernes, les pansus, les ouatés, nous avec notre humanité ennuyeuse et inquiète, nous avec notre crainte des sentiers et de ses aspérités, pouvons-nous encore saigner comme Cesare Borgia ? S’il nous voyait plongés dans un si terrible effroi à la découverte de nos quelques égratignures causées par notre lisse réalité, il rirait de nous, il nous mépriserait, et peut-être nous assassinerait-il… Il le devrait. A.D.M.
Ô Fortune, nous progresserons vers toi avec vertu, Ô Machiavelli, notre frère bâtard, nous t’avons entendu, nous déchirerons notre espoir sur l’autel de notre destin ! Pourquoi en aurions-nous besoin si nous louons avec toi la fatalité ? Mais l’époque patauge. Le pécuniaire seul pour sécurité. Plus nos contemporains s’occupent de marchander des valeurs, plus ils perdent le sens des valeurs. Qui a su préserver dans le confort matériel la sagesse de s’élancer dans le vide ? Notre frère, ils ont travesti ton nom, ils en ont déformé l’omnipotence, d’impudence et de prudence, ils n’ont conservé que la grossièreté de leur propre perfidie. N’est pas Machiavelli qui veut. Il faut encore se précipiter dans le vide. Que sentent-ils ces comptables de leur argent et de leurs heures si ce n’est la peur du vide : la couardise comme gravité morale. Mais avec toi, avec ta vertu, nous ferons face à Fortune, l’audace gouvernera notre prestance : celle du bandit ou du prince, celle de l’audacieux qui s’est extirpé hors de la fange et qui anoblit tout téméraire qui ose le regarder dans les yeux pour y chercher son propre chemin.
XXXVII bis.
— Die Zeiten sind zu messen nach ihren positiven Kräften — und dabei ergiebt sich jene so verschwenderische und verhängnissreiche Zeit der Renaissance als die letzte grosse Zeit, und wir, wir Modernen mit unsrer ängstlichen Selbst-Fürsorge und Nächstenliebe, mit unsren Tugenden der Arbeit, der Anspruchslosigkeit, der Rechtlichkeit, der Wissenschaftlichkeit — sammelnd, ökonomisch, machinal — als eine schwache Zeit… Unsre Tugenden sind bedingt, sind herausgefordert durch unsre Schwäche… A.S.N.
— Les époques sont à mesurer d’après leurs forces positives — et en cela cette époque de la Renaissance si prodigue et si riche en fatalité se révèle être la dernière grande époque, et nous, nous modernes avec notre craintive sollicitude pour nous-mêmes et notre altruisme, avec nos vertus du travail, du manque de prétention, de la légalité, de la scientificité — collectionnant, économique, machinal — en tant qu’époque faible… Nos vertus sont conditionnées, elles sont provoquées par notre faiblesse… A.D.T.
Les forces positives sont le paradigme utile à la saine déclinaison des époques. Leur vivacité s’évalue par l’affirmation de la vie qui s’y produit. En cela, la dernière époque digne de notre intérêt : la Renaissance. Sa profusion et son intensité nous font dire que nous n’appartenons pas à notre époque, nous vivons en dehors du temps, parmi quelques fantômes. La modernité, notre époque, cette époque de la préoccupation de soi, de la générosité intéressée… et ce culte du travail et de la science, de la science du travail… qui fait de nous des travailleurs machinaux à la croyance craintive en la légalité. Nous les modernes, nous les médiocres, nous les faibles. Tout se construit à partir de cette faiblesse, y compris nos vertus. Osons-nous dire le résultat de la pesée ? Celui de nos vies vertueuses. Nous préférons encore nous arracher la langue. A.D.M.
Sentir le feu qui brûle auprès de l’âtre, aux côtés des Néron du peuple. Sentir la véhémence des Ciompi, prête à transporter avec démence le morne paysage. Sentir l’internationale des furies qui bout face à chaque privilège. Frapper. Précipiter la prospérité en la fièvre. S’enfuir. L’exil des recommencements. Et recommencer. Parcourir la ville sainte. Pour la brûler à nouveau. Sentir l’étreinte du républicain, tout contre notre rage. Y sentir l’amour puis le mépris de Petrarca, s’insinuant et ferraillant en la papauté ou l’empire. Fils de la plèbe, ennemi des Colonna et des Orsini — gloire aux ennemis des Orsini. Mort par le feu et par la foule. Poussière qui retourne au Tibre. Ne rêve que d’antique et de Rome. Ses ruines pour nourriture. Voilà l’humain, nu ! L’enragé du Quattrocento, le glas du tocsin qui parcourt les gravats pour faire tournoyer une dernière fois la brume. Envoûtements : la voix des spectres n’est pas la brume, elle est l’orage qui se fait raison. Avec Les Gracques, avec le peuple, en son cœur, en ses tripes, et ce visage double qui se réverbère d’arc en arc, de triomphe en triomphe. L’étincelle des Vestales ne s’est-elle jamais éteinte en leurs héritiers ? Des tragiques qui naissent comme le crépitement du bûcher. L’égard va aux antiques, la haine à tous les autres. Incorporer les rangs de l’effervescence, s’y placer en première ligne. Tribun jusqu’à la chute. En amont de la modernité. Et la transpercer d’un recul nécessaire, d’un élan magnifique. Et s’élever, et se surélever, et tourbillonner parmi les nuées éteintes de notre temps. Y recouvrer la danse étoilée des mythes. Accompagner la mémoire de Cola di Rienzo. De la foule au fleuve. Et la raccompagner du Tibre à son peuple. Et du peuple à son lendemain. Que faut-il de plus pour relever la tête ? Relever les paupières vers une colère en quête de sa réincarnation ? Quelques sœurs des ordalies ont pu seules être des renaissantes. Parce qu’elles connurent le secret, elles naquirent deux fois. Mais avec elle, nous renaîtrons une troisième fois. Couverts de cendres et de discours, nous naîtrons de leurs fantômes.
XXXVII ter.
Die »Gleichheit«, eine gewisse thatsächliche Anähnlichung, die sich in der Theorie von »gleichen Rechten« nur zum Ausdruck bringt, gehört wesentlich zum Niedergang: die Kluft zwischen Mensch und Mensch, Stand und Stand, die Vielheit der Typen, der Wille, selbst zu sein, sich abzuheben, Das, was ich Pathos der Distanz nenne, ist jeder starken Zeit zu eigen. Die Spannkraft, die Spannweite zwischen den Extremen wird heute immer kleiner, — die Extreme selbst verwischen sich endlich bis zur Ähnlichkeit… A.S.N.
« L’égalité », une certaine assimilation de fait, qui ne s’exprime que dans la théorie des « droits égaux », appartient essentiellement au déclin : le fossé entre humain et humain, niveau et niveau, la multiplicité des types, la volonté d’être soi-même, de se détacher, ceci, que je nomme Pathos de la distance, est propre à chaque époque forte. La tension, l’étendue entre les extrêmes devient aujourd’hui toujours plus petite, — les extrêmes s’estompent même finalement jusqu’à la similitude… A.D.T.
Que nous définit mieux que la croyance en l’égalité si ce n’est son essence, le déclin ? Croire à l’égalité… pire… croire à l’égalité en la légalité revient à croire à l’aplanissement de la nature : ce qui se creuse entre nous, ce qui sépare un humain d’un autre, une classe d’une autre, ce qui compose la multiplicité de la réalité arrange une époque en une époque forte. Et cette force s’appuie sur cette grande attitude : le pathos de la distance. Tension et extension qui construisent le lien entre les extrêmes s’amollissent jour après jour. Elles sont grimées par les faibles, les modernes — tout extrême, tout sommet, tout abysse, un même devenir, un même niveau, un même déclin… A.D.M.
Quelle égalité ? Quelle obscénité ! Encore du lénifiant servi par les asservisseurs ! Encore une expression de gens de roture rêvant que leur domination leur offre une quelconque noblesse. C’est dans le seul marronnage qu’une noblesse résonne encore. Qui rejette l’égalité se libère. L’esclave brisant ses chaînes ne sera jamais l’égal de son maître, il lui sera éternellement supérieur. Les esprits frondeurs, qui par leur volonté acquièrent la liberté, s’affranchissent des valeurs serviles et fondent leurs valeurs nouvelles. Ces esprits ne sont pas égaux entre eux — quelle grossièreté moderne de vouloir mettre de la banalité partout ! Comment pourraient-ils l’être, chacun avec ses cicatrices et ses armes propres ? Pour autant, jamais ils ne se résument en une constellation d’individus épars, ils composent ensemble une nébuleuse bariolée, une meute autonome et multiple dont chaque membre se tient en respect par les caractéristiques de sa frénésie. En elle, leur révérence mutuelle sonne l’aversion qu’ils éprouvent à l’égard de ceux qui ne sont pas de leur groupe, — car en ce type de groupe, se meut une valeur du respect des valeurs singulières liées inextricablement les unes aux autres, et composant ensemble l’esprit de cet agglomérat. Aucune égalité, aucun mensonge : et l’équivalence règne. Chaque œillade dit à l’autre : « je ne suis pas toi, et pour cela, je me loue de me tenir aux côtés de ce que je ne puis être ». Aucune vision égalitaire, mais une colère équivalente, qui trouve dans la différence l’amitié : du sang multiple, une même valeur. La différence bigarre le groupe, fortifie les liens, et la divergence n’est en rien un manque d’harmonie, elle lie par le sang le multiple qui partage sa valeur, qui s’inscrit en une même forme — la métamorphose s’en retournant.
- « Machiavel » —
XXX.
Das Recht auf Dummheit. — Der ermüdete und langsam athmende Arbeiter, der gutmüthig blickt, der die Dinge gehen lässt, wie sie gehn: diese typische Figur, der man jetzt, im Zeitalter der Arbeit (und des »Reichs« ! —) in allen Klassen der Gesellschaft begegnet, nimmt heute gerade die Kunst für sich in Anspruch, eingerechnet das Buch, vor Allem das Journal, — um wie viel mehr die schöne Natur, Italien… A.S.N.
Le droit à la bêtise. — Le travailleur fatigué et respirant lentement, qui regarde débonnaire, qui laisse les choses aller comme elles vont : cette figure typique, à l’âge du travail (et de « l’Empire » ! —), que l’on rencontre maintenant dans toutes les classes de la société, s’arroge précisément aujourd’hui l’art, incluant le livre, et avant tout le journal, — et encore à plus forte raison la belle nature, l’Italie… A.D.T.
Du droit pour les idiots, et des idiots qui légifèrent pour tous les autres… Lente et profonde respiration des mains fatiguées par le labeur, elles tendent dociles à continuer leur tâche, ne questionnent jamais, laissent fuir toute main tendue, libre et saine : le prototype des saintes mains pour les exploitants « en mains ». Peu de temps leur est accordé : le temps pour se laver les mains, le temps pour les mains ballantes, le temps pour la panégyrie de la souffrance, le dimanche, avec les mains qui signent en croix leur condition. Partout abondent ces mêmes mains, sans personnalité et sans autonomie. Il devient normal de les voir se divertir en se pâmant à l’art avec tant de balourdise. De les contempler rêver de tourisme et d’Italie. Ah, l’ignominie de croire que l’art est divertissement, de croire que la nature est divertissement : la salissure de l’Italie. A.D.M.
Il est venu le temps où l’ouvrier troque le couteau entre ses dents contre une dentition brillante à balader le long de la côte. De l’azur il ne connaît que le lustre clinquant. Où s’en est allée sa colère qui bleutait d’espoir notre morne figure ? Il n’est plus capable des soubresauts qui ont précipité les temps vers les temps modernes — le trouble du temps est devenu l’air du temps, et les causeurs du trouble sont devenus les touristes. L’assiette toujours creuse, toujours la même soupe pour cervelles creuses. L’estival rime à présent avec l’absence. Vacances forcées, jamais de vacance ouvrière, l’été des états marécageux, et le divertissement pour s’injecter le Léthé tout entier. Ne plus y boire la tasse, plus de noyade, puisque l’ouvrier a appris à nager. Et il ne rêve que de s’y baigner. Sa chair est devenue une carcasse bronze et exsangue. Ne pas trouver la veine : convulsions, avant d’y retourner, et y retourner à son labeur. Docilité : perversion de l’instinct en un métier instinctif. Sans buts, son but apparent, les vacances forcées, mais jamais le recouvrement de l’instinct et la vacance ouvrière, une vacance pour se lancer vers l’autonomie. Et l’abolition de l’échine courbe. Pourquoi avoir besoin d’autonomie quand on a l’azur côtier ? L’été est devenu un vaste cercueil de la culture. On n’y cultive même plus les cadavres pour y faire pousser des émeutes. Autrefois, l’ouvrier avait la peau ambrée par le travail, aujourd’hui, le travail s’effectue pour avoir le luxe d’ambrer sa peau : mélancolie de l’esclave qui a égaré ses signes. Quelle distinction encore possible pour celui qui se représente haut, le marteau en main, sans travail et dans le refus du travail lui-même, quelle élévation pour celui qui ne néglige pas son destin ? Mais le retour du spectacle et le rêve de faire des tours d’Italie. L’aliénation des liens de l’aliéné : la plus ignominieuse perversité de notre temps. Solde sur la seule raison. Notre temps mérite l’exécution sommaire et la carcasse des bêtes sauvages pour sépulcre — pour purification.
XXXIV.
Wenn der Anarchist, als Mundstück niedergehender Schichten der Gesellschaft, mit einer schönen Entrüstung »Recht«, »Gerechtigkeit«, »gleiche Rechte« verlangt, so steht er damit nur unter dem Drucke seiner Unkultur, welche nicht zu begreifen weiss, warum er eigentlich leidet, — woran er arm ist, an Leben… Ein Ursachen-Trieb ist in ihm mächtig: Jemand muss schuld daran sein, dass er sich schlecht befindet… Auch thut ihm die »schöne Entrüstung« selber schon wohl, es ist ein Vergnügen für alle armen Teufel, zu schimpfen, — es giebt einen kleinen Rausch von Macht. A.S.N.
Quand l’anarchiste, bec des couches déclinantes de la société, exige avec une belle indignation « droit », « justice », « droits égaux », il est sous la pression de son inculture, laquelle ne sait pas saisir pourquoi en fait il souffre, — en quoi il est pauvre, pauvre de vie… Une pulsion de causes est en lui puissante : quelqu’un doit être coupable, du fait qu’il se trouve mal… Aussi cette « belle indignation » lui fait déjà du bien, c’est un plaisir pour tous les pauvres diables que de pester, — il y a une petite ivresse de puissance. A.D.T.
L’anarchiste, le porte-voix du déclin, avant-garde de la morbidité, il se construit contre la société, il détruit pour la société, que construit-il si ce n’est un amour pour soi ? Quel bel indigné ! Il veut le droit, la justice, sans oublier l’égalité pour faire liaison… Son inculture ne le laisse cultiver que son propre reflet, il est le révolutionnaire qui veut un miroir pour admirer sa grandeur, il rêve secrètement de la couronne pour dominer les faibles. Le monarque rêvé, un roitelet parmi les serfs. Que doit-il faire ? Amener les meurtris à devenir des forts ? Les ouvriers des maîtres ? Maîtres et serviteurs du soi ? Non… Un risque trop grand de les voir devenir grands. Un risque trop grand de les voir recouvrer l’instinct d’autonomie. L’anarchiste souffre, il ne connaît pas sa souffrance, ce monarque rêvé, qui souhaite la mort de tous les monarques puisqu’il ne peut pas prendre leur place. Si peu de vie, et tant d’acharnement en sa rancœur. Vengeur des coupables : il cherche des coupables. Tant de souffrance, et cette seule recherche pour apaiser son mal : la petite anesthésie du roitelet. A.D.M.
Si seulement les anarchistes ne s’accommodaient pas des dynamites pour bercer leur maussaderie. S’ils pouvaient se faire eux-mêmes dynamites ! Si peu pour attirer notre intérêt… Mais où sont les êtres de dynamite, les prêts-à-se-sacrifier contre le soi, pour de l’en soi et son partage, nullement pour de la petite vengeance ? Car ils oublient que se venger du bourgeois fait de leur vengeance une vengeance bourgeoise. Implacable sophisme à la mode platonicienne. Pour ces figures : portraits de rancune et fantômes socratiques. Les prêts-à-se-sacrifier seraient aux portes de notre commune, si seulement ils se transfiguraient en des anarchistes teintés par l’âme Borgia — aut Caesar aut nihil, les nihilistes ont choisi, nous aussi, et où ira le choix anarchiste ? Il faut que nous soyons nihilistes contre les nihilistes, anarchistes contre les anarchistes, nous-mêmes contre nous-mêmes. Il faut que nous soyons contre. Il faut que nous soyons dialectique et dynamite. Il faut que nous nous situions loin de la politique, au plus près du mouvement, au plus près de l’être. Les béats ne déconstruiront rien. Ils seront ce rien contre lequel nous lutterons. Pour abattre le principe premier, devenir à plusieurs l’empire du multiple : stridence consécutive à la dynamite, celle gardée tout contre son cœur. Ne plus chercher de coupables et emporter tout le vivant loin de sa docilité : les manières du dernier princeps. S’ils pouvaient caricaturer ce type de prince, les anarchistes… Contre tous les ivres du pouvoir : être. Comment avoir la lucidité du renversement ? Le trône bouleversé pour tabula rasa, sur lequel nous installerions notre festin des populares. Et s’empiffreraient avec nous les peuples jusqu’à l’évanouissement, jusqu’à l’extase, jusqu’à la métamorphose… Et cet évanouissement, cette extase… Cette métamorphose est la vraie conduite anarchiste, impossible de remonter les hiérarchies, de savoir ce qui se dissimule derrière les masques. Est-ce l’être du masque ou le masque de l’être ? Nul premier en la métamorphose, mais une prochaine métamorphose, la dernière avant la suivante. Un kaléidoscope de métamorphoses. L’anarchiste, dynamite à la boutonnière, peut-il se tourner en dernier princeps, se retourner en métamorphose, recouvrer la lucidité du renversement, se remettre de l’ivresse égocentrique ? Il semble que non.
XXXIV bis.
»Bin ich eine canaille, so solltest du es auch sein«: auf diese Logik hin macht man Revolution. A.S.N.
« Si je suis une canaille, tu devrais aussi en être une » : de cette logique on fait la révolution. A.D.T.
Moi ? Une crapule ? Si j’en suis une, toi aussi, tu en es une ! — la morale politique des faibles, première résolution pour révolution. A.D.M.
La révolution contre la rupture. Pourquoi faire un tour sur soi-même si ce n’est pour vouer un culte au retour — et le renouveler sans cesse ? Mais ici, tournoiement sur soi, tournoiement pour rien : l’idole est la rupture, la danse maladroite des nihilistes, ils dansent seuls, ils sont les individualistes de la danse. La vengeance pour moteur ronronnant des révolutions astrales. Et notre espoir d’une révolution à l’envers de leur révolution ? Une permanence de la révolution contre la révolution permanente des commandants d’armée. Remonter la mécanique jusqu’à casser le ressort : la brisure du dialogue, si nulle grammaire n’existe encore pour divertir les révolutionnaires. Grammatoclastes, entendez-nous, remontez le ressort, soyez votre propre révolution, causez à l’établi du tort, à l’époque sa mort ! Mais à l’envers de la causalité et des révolutions : voilà notre merveilleuse fatalité !
XXXV.
— Statt naiv zu sagen, »ich bin nichts mehr werth«, sagt die Moral-Lüge im Munde des décadent: »Nichts ist etwas werth, — das Leben ist nichts werth«… A.S.N.
— Au lieu de dire naïvement, « je ne vaux plus rien », le mensonge-morale dit dans la bouche du décadent : « rien n’a quelque peu de valeur, — la vie ne vaut rien »… A.D.T.
Le décadent s’exclame tonitruant : « rien n’a de la valeur, la vie ne vaut rien ». Ah le nihiliste qui se dissimule, c’est lui le vaurien. Comme il n’ose pas contempler sa laideur, il considère avec véhémence que toute chose est laide. Aurait-il le courage un jour de s’exclamer : « rien n’a de la valeur chez moi, ma vie ne vaut rien » ? Et d’en tirer les conséquences qui s’imposent. A.D.M.
Le problème des décadents ne réside pas tant en leurs valeurs de décadence qu’en leur incapacité de les pratiquer : le suicidé qui vit encore représente un personnage bien ennuyeux, particulièrement quand il ose pratiquer trompeusement sa morale. Leur idole avait été au moins à la hauteur de sa propre décadence : il s’est laissé crucifier. Suivre son modèle de décadence s’avère une tâche incompatible avec la décrépitude de l’individu. Il n’a plus l’audace d’être un héros de sa cause, malgré sa décadence en retournant le feu contre lui-même au lieu de l’entretenir. Là est la preuve que la décadence suit sereinement son cours. La tragédie qui contaminait encore de sa lumière nos ancêtres enclins à la décadence — qui les dressait en hybrides, dont la monstruosité fascinait jusqu’à l’idolâtrie — a été elle aussi l’hostie de leur soif destructrice. Que demander de plus pour qu’ils sachent mettre quelques brasillements en leurs gestes ? Ces décadents qui n’assument même pas leur nihilisme. À la différence des nihilistes qui s’assument — comme les anarchistes, — ils n’ont pas même le courage de leur lâcheté à l’égard de la vie. Cette lente décomposition intérieure des valeurs empêche aujourd’hui qu’il y ait encore des idoles décadentes. Plus même de brutaux nihilistes pour faire de la politique, prêts à mourir les premiers… Somme toute, la décadence arrive en sa destinée… Le rien… Que faire ? Révolutionner contre la contre-révolution des révolutionnaires professionnels. Révolutionner auprès du rêve, auprès du sous-peuple, auprès du silence, pour tenir debout en meute, une et multiple, dans le constant retour sur elle-même, avec la vie ayant reconquis sa naturalité amputée de son chancre : les classes décadentes, les gens d’autorité et de politique, les lâches parmi les lâches.