Ce que je dois aux anciens I
Was ich den Alten verdanke — Ce que je dois aux anciens — Ô mes antiques, ô mes aïeux qui m’avaient précédé.
I.
Mein Sinn für Stil, für das Epigramm als Stil erwachte fast augenblicklich bei der Berührung mit Sallust. A.S.N.
Mon sens pour le style, pour l’épigramme comme style se réveilla presque immédiatement au contact de Salluste. A.D.T.
Mon grand style, mon sens de la musique et du régicide comme grand style, cet art suprême et pourtant égaré m’a été soufflé par le spectre de Salluste. A.D.M.
Salluste sait nous faire sacrifice de Catilina, et pour cette raison, Salluste demeure le grand poète de nos combats. Il met dans la lumière l’effondrement. Provocation par le sentiment de vengeance. Cicéron face à Catilina. Contre tous se tenir aux côtés de Catilina. Salluste se tient aux côtés de César — lui qui demeure la transcendance de la vengeance. Incarnation des éboulements. Il connaît l’importance de se situer au-devant de la débâcle, pour que s’amorce n’importe quel renversement du temps. La Conjuration de Catilina à la main, se laisser prendre par la main. Salluste nous emporte au Palais Madame, il nous fait voir à travers les murs appartenant encore aux optimates de nos temps flasques — nous nous tenons face à la fresque de Maccari : se réassemble notre vengeance, une vengeance contre la vengeance des faibles, cette vengeance dédiée entièrement à la conquête frénétique du pouvoir. La facilité d’un homme transporté par les mots et qui se contente de s’escrimer avec ceux-ci, sans leur accorder leur grande ambition de déferler sur ce qui s’oppose à leur rutilance. Entendre Maccari faire parler Cicéron : « Jusqu’à quand abuserai-je de ma lâcheté ? Encore combien de temps m’amuserai-je de mon propre reflet ? Quelles limites pour qu’enfin je prenne le glaive ? » Entendre Maccari murmurer l’écroulement de la vengeance sur elle-même. Déconstruire le face-à-face : extirpation des vitalités. Y délaisser le ferment de ce qui décline. S’y affairer et faire de sa vie une tragédie. Il s’agit avant tout de conquérir son propre destin — la raison qui plaça assurément le style de Salluste en ornement d’une époque d’esprits légendaires : Omnis homines, qui sese student praestare ceteris animalibus, summa ope niti decet, ne vitam silentio transeant veluti pecora, quae natura prona atque ventri oboedientia finxit. Faire de nos bas instincts les plus hauts de nos instincts. Distiller le secret de Salluste en notre conduite rigoureuse : et l’élévation brisant toutes chaînes illumine l’humain à venir. La conquête de son destin s’offre à celui qui accepte d’être conquérant, dans la victoire ou dans la défaite. Avec l’affection des spectres et de leurs armes, nous pouvons à notre tour précéder le devenir de nos amis. Nous pouvons devenir une volonté qui va à la puissance, qui va à l’amour. Cet amour de la guerre et de l’ami : la conquête de tous les destins et de tous leurs retours.
I bis.
Bis heute habe ich an keinem Dichter dasselbe artistische Entzücken gehabt, das mir von Anfang an eine Horazische Ode gab. In gewissen Sprachen ist Das, was hier erreicht ist, nicht einmal zu wollen. A.S.N.
Jusqu’aujourd’hui, je n’ai eu auprès d’aucun poète de même ravissement artistique que celui que m’apporta l’entame d’une ode horatienne. Dans certaines langues, il n’est même pas possible de vouloir ce qui est atteint ici. A.D.T.
Jusqu’à ce jour, que de lassitude à lire tous ces poètes qui osent encore écrire après Horace. Pour adoucir mon humeur et leur accorder un peu de ma magnanimité, se remémorer l’enchantement des Épodes. Ce qui est atteint ici, tant le dissimulent, si peu l’entendent. A.D.M.
Au seuil de la nuit de juin, dans les ors d’un horizon se fardant d’une couleur verte venue de si loin dans l’orient, l’heure avant le spectacle des astres provoque en nos esprits solitaires une étrange sensation, elle nous porte à rebours des flots et nous nous laissons porter vers un si sombre oubli : l’impassible continuité de nos existences. Nous remontons ébahis nos horloges et enroulons notre temps à l’envers des mondes. Défilent les guerres qui nous ont enfantés, apparaissent et s’évanouissent aussitôt quelques masques qui ont marqué de leur délicatesse notre souffle, la Renaissance déjà derrière nous, notre retour se suspend soudain dans un atrium… Des rires… Les rires si doux, si sereins, qui savent parler à nos solitudes pourtant si hermétiques à la parole des autres. Au milieu de la cour carrée, une métrique disparue, ronde et vagabonde, nous propose de nous convoyer, avec la plus fidèle amitié, en notre quête. L’éternel retour et l’éternel retour du même. Se transforment d’antiques ombres en des camarades d’errance, dont le verbe révèle l’airain et la loyauté. Il doit bien s’agir là de la maison de Mécène. La tranquillité amicale, le sourire qui répond au sourire, et bucolique l’accompagnateur qui traverse parfois les fleuves pour montrer aux amoureux l’intérieur du verbe. Aux seuls amoureux qui savent encore que l’amour porte derrière les mots. Irréalité des cercles courant des sous-sols au zénith. Comment avons-nous chu en de pareils tourbillons ? Le mirage s’installe en nos cœurs. La question s’estompe : l’évidence de sa réponse comme l’évidence qui n’a plus besoin d’être énoncée. De nouvelles silhouettes nous soufflent le courage. Le courage est une poursuite de soi. Nous poursuivons. Notre chemin d’éternel, son retour sur lui-même. Et l’ami, raffiné ou peut-être maladroit, mais toujours vigilant, dont la bonhomie protectrice nous enserre, installe son toit au-dessus de nos divagations. Et sous ce toit, odes et satires venues du sombre, ensevelies en nos psychés, commencent à rythmer la possibilité de notre chemin.
II.
Plato ist langweilig. A.S.N.
Platon est ennuyeux. A.D.T.
Platon, quel ennui ! A.D.M.
Si seulement l’histoire avait tendu l’oreille à Diogène… Une seule aurait été suffisante… On aurait compris rapidement que l’académie était un lieu bien assommant… Et si le chien dérange… Pourquoi ne pas écouter le maître du chien… Un autre chien, celui auprès duquel Diogène prit la leçon… Au péril de sa tête… Antisthène, du côté du Cynosarge… Grognard contre tous, qui eut l’atticisme d’accorder à Platon le droit d’être un cheval hennissant… Excès de courtoisie… Nous sommes sans nul doute trop sévères ou peut-être trop respectueux des chevaux pour les réduire à la vanité platonicienne… Il est tout de même bien nécessaire de défendre la noble monture… Qui supporte déjà nos formes lipidiques depuis tant de siècles… Nous aboyons donc vertement… Et secouons, avec un amusement le plus clandestin possible, le royaume des idées… Que leur couronne — ou leur tête couronnée — tombe avec leurs lubies… S’étale sur nos états lubriques… Nulle crainte… Têtes ou couronnes ne tomberont pas de bien haut… Il s’agit là pour nous d’une question de santé publique… Afin de faire revenir les neurasthéniques et autres psychotiques, nos très chers académiciens, de leur château en Espagne… Quel manque de goût… L’Italie est bien plus seyante pour y faire château et douce vie…
II bis.
Die griechische Philosophie als die décadence des griechischen Instinkts; Thukydides als die grosse Summe, die letzte Offenbarung jener starken, strengen, harten Thatsächlichkeit, die dem älteren Hellenen im Instinkte lag. A.S.N.
La philosophie grecque en tant que décadence de l’instinct grec ; Thucydide en tant que grande somme, dernière révélation de cette forte, sévère, dure effectivité-là, qui se situait chez les anciens Hellènes dans les instincts. A.D.T.
Philosophie grecque ou décadence grecque : l’instinct est en péril. Thucydide ou le dernier espoir. La grande et dernière révélation. Force, sévérité, sobriété. La simplicité qui guerroie encore pour la mémoire de l’instinct. L’héritage des anciens, l’héritage oublié. A.D.M.
Le style de La Guerre du Péloponnèse est un acte moral par sa sobriété déconstructrice de la morale : la seule morale digne de notre lecture, morale assassine de toute morale, la grande conduite, le grand rapprochement avec la nature dénaturée. La traduction du deuxième livre de La Guerre découvre un Thucydide médecin, un esprit austère déchiffrant avec précision les signes, ne chiffrant aucunement le réel à coups de divin. Les dieux sont remis à leur place, celle du signifié, et même sous leur empire, rien ne dicte le vrai à la raison de Thucydide, elle a l’autonomie des esprits libres. Cette clarté de l’écrivain fait de son écriture un acte médical lorsqu’il évoque la peste d’Athènes. Les idoles sont cantonnées à leur sérail. Les descriptions de ce qu’il advient du social face à la biologie qui se ronge elle-même font état de la foi s’égarant loin des mirages idolâtres. Thucydide ne cherche pas à justifier, il explique. Il décrit pour témoigner et servir les temps qui viendront après lui. Sa plume serait-elle disciple d’Hippocrate ? L’esprit s’exerçant sur son environnement façonne l’intelligence en délaissant les jugements causaux, il gouverne par sa recherche d’harmonie. Avec sa Guerre, Thucydide rappelle ce que devrait être un traité de morale, une Guerre pour laquelle tout grammatoclaste vouerait une admiration sans bornes et s’exercerait à retracer la mesure de sa stylistique pour en faire une conduite de la raison. En ce livre deuxième, un détail mérite d’être porté au pinacle, un bref paragraphe qui constate que les bêtes terrestres et aériennes délaissent la chair des pestiférés. La nature ne veut pas de la contre nature. De Thucydide et de sa brièveté, nous louons et l’essence de son observation, et l’historien maître physiognomoniste, et le règne animal qui n’a besoin d’aucun dieu pour savoir où demeure la nuisance, où se dirige le renouveau.